jeudi 6 août 2009

La lettre de S.

J’ai reçu cette lettre, récemment, et je n'ai toujours pas répondu:


Monsieur Angélus,

Je prends la peine de vous écrire mais seule votre réponse saura me dire si je regretterai d’avoir appuyé sur « envoi » - ou peut-être ne le regretterai-je jamais. Il me semble, selon ce que j’ai pu observer et lire de vous, que vous serez sans doute ouvert à mon inhabituelle proposition.

Voilà, je m’appelle S., je rencontre le profil de l’artiste irréalisée, de la marginale qui ne trouve nid sur aucune branche que l’on a pu lui présenter. Je me répands en poèmes, en toiles immenses et en carnets noircis de joies éphémères et de haines persistantes. L’expérience de l’université m’a profondément traumatisée, analogue dans mon esprit à celle d’un camp de concentration de l’esprit ou le dogme n’est pas tellement moins présent qu’aux églises d’antan. Les étudiants étaient beaux, habillés trop cher, riaient de trop de choses. Je fréquentais des philosophes barbus, déprimants et moqueurs ou encore des geeks qui du vendredi au dimanche se recouvraient de peaux synthétiques et brandissaient des épées en duct tape. J’ai abandonné l’histoire de l’art très rapidement, dégoûtée par la prétention de celle-ci à comprendre vraiment l’art, à lui attribuer toutes sortes de motifs farfelus, à la décortiquer comme un cadavre.

Je n’ai jamais pu m’abaisser à tourner des boulettes sur un grill, ni à nettoyer des bureaux vides la nuit; j’étais absolument nulle dans les camps de jour avec les enfants, et présentement je ne trouve pas l’inspiration pour être assez convaincante dans les lignes d’appels érotiques. Bref, mon parcours professionnel, qui n’en est pas vraiment un, est un véritable marécage; le qualifier d’échec serait abusif, puisque pour échouer il faut d’abord entreprendre.

En ce qui concerne mes soi-disant talents artistiques, il faut dire qu’en ces années de talent surabondant, d’infinies tribunes et de partage maladif, tenter de pondre le neuf exige une profession de foi envers l’égo de l’artiste; et si par miracle il advient que cet égo soit capable d’authenticité réelle, ce à quoi j’aimerais croire, l’œuf risque tout de même de pourrir sur quelque canal YouTube, sur une page Myspace au design douteux. Être officiellement une artiste aujourd’hui, c’est surtout être bien entourée, connaître les bonnes personnes, les séduire d’une façon ou d’une autre. Autant faire carrière en politique. L’art ne m’a apporté qu’une façon de peut-être me séparer de moi-même, mais très certainement du monde. J’aurais dû être artiste il y a deux siècles. On m’aurait sûrement pendue, mais on trouverait mon nom dans le Robert des Noms Propres.

Je me dépeins peut-être un peu avec pessimisme, mais je suis mue par un amour sauvage de la vie, par un désir viscéral d’expériences, une envie de synthèses folles, mue par une conscience qui ne cherche qu’à exploser. Ne désespérez pas de ma condition comme tant de gens le font à m’entendre, mais pensez plutôt de moi comme d’une adolescente qui cherche toujours comment muer en femme, malgré mes trente-deux ans.

Ainsi, vous en venez à l’essentiel de cette lettre, là où vous aurez peut-être un rôle à jouer. Pourquoi vous? Lorsque je vous ai rencontré, lors de cette soirée de poésie soporifique, vous m’avez semblé être doté de beaucoup d’humanisme, n’avoir d’égo que lorsque votre prochain était dans l’erreur et j’ai eu au fond de l’âme le sentiment que vous sortiez d’une autre époque, voyageur dans le temps venu de la Chine des Tang ou des Zoulous de Chaka. Mes intuitions m’ont plus souvent trompées qu’elles ne m’ont menées à la gloire, mais lorsqu’elles se sont démontrées justes, elles rachetaient tous les écueils desquels elles m’avaient jetées. Je n’oserais pas dire que je vous connais, je suis sûre que vous avez vos monstres dans le placard et des qualités que je ne soupçonne pas, mais je n’aurais jamais lancé la question qui suit à quelqu’un que j’aurais connu.

Me prendriez-vous comme votre esclave, Monsieur Angélus? Je m’offre à vous, comme cela, à moitié parce que je supporte mal ma liberté, à moitié parce que je dois subsister. Vous me semblez un homme juste et bon, qui saurait assumer le lourd karma du maître, qui saurait conserver ma dignité tout en étant ferme sur ce à quoi je devrais user mon temps. Je ne demande ni salaire, ni même autre liberté que celle de pouvoir créer, ne serait-ce que quelques heures par semaine, par la peinture si vous le toléreriez, par l’écriture sinon. Je m’accommoderais du minimum, n’entraverais jamais votre vie privée, et obéirais avec zèle si en échange vous consentiriez à me nourrir, à me loger et à me tolérer. Je serais sous votre tutelle, et vous disposeriez de moi et de mon temps comme bon vous semble. Vous en tireriez des avantages évidents : vous emploieriez de vos temps libres à bon escient, et s’il vous vient l’envie de fonder une famille, je serais là pour la supporter, libérant vous-même, votre femme et vos enfants des menues tâches ménagère qui mangeraient autrement vos dimanches et vos soirs de semaine. Vous partiriez travailler et j’aurais préparé votre repas, j’aurais repassé vos vêtements, j’aurais même lacé vos souliers si vous l’exigeriez.

Vous demandez-vous ce qui me pousse à vouloir renoncer à ma liberté? Je vous répondrai franchement que s’il y a eu une époque pendant laquelle ma liberté m’était chère, celle-ci est définitivement révolue : je ne crois pas à la liberté. Je ne vois aucunement la différence entre tourner des boulettes, gémir au téléphone, et lacer vos souliers. Je ne m’imagine pas un travail qui ne me ferait pas sentir que je renonce à ma liberté d’une quelconque manière. De toute façon, je mettrais n’importe qui au défi de trouver nu consensus sur la nature de la liberté et dans trois mille ans, vous n’auriez pas achevé votre quête, parlez-en à Platon. La liberté, c’est l’illusion que nous faisons nos choix selon nos propres critères. L’avenir n’est pas un choix. L’avenir vient, toujours, avec son lot de conséquences imprévisibles, avec le bémol que vous n’aviez pas envisagé et qui ruine la mesure. Le temps est une chaîne qui ne me permet pas de rêver à la liberté sinon que par la mort. Et puisque je préfère pour l’instant la vie, il vaudrait probablement mieux pour moi d’assumer ma condition d’esclave.

Comment vous assurerez-vous de ma fidélité, étant donné l’impossibilité d’inscrire le statut d’esclave dans un cadre légal? J’ai pensé qu’il serait sans doute possible de vous déclarer à ma charge; je serais officiellement déficiente, incapable de me prendre en charge toute seule. Si je devais fuir, on me retrouverait sans doute, sans le sou, dans la rue, et on me ramènerait à vous. C’est peut-être une bien faible garantie mais sachez, Monsieur Angélus, que la profondeur de mon engagement envers vous dépasserait les lois, qu’elles soient civiles, morales, divines, voire cosmiques. Je me donnerais à vous et à votre famille jusqu’au bout des temps, à tout le moins jusqu’au bout du mien, ou du votre. Il vous serait bien sur possible de me congédier, dans l’éventualité ou vous jugeriez ma loyauté et mes services superflus; alors je quitterais et m’enfoncerait dans la jungle à la recherche d’un nouveau maître à qui m’offrir. L’ampleur de votre engagement envers moi n’aurait jamais à être comparable à la mienne. Vous seriez mon maître et moi votre esclave, vraiment.

Vous devez probablement mastiquer cette lettre avant d’en avaler convenablement le contenu sans vous étouffer, ce que je comprends parfaitement étant donné la portée de mon offre. Réfléchissez, mon cher Angélus, réfléchissez bien à ma proposition. Pensez aux avantages mais ne négligez pas les possibles désavantages. Imaginez-vous en train de me donner des ordres, de me corriger, de m’ignorer, en train d’expliquer qui je suis à vos voisins et amis. Vous voudrez probablement me rencontrer avant d’accepter, peut-être même avant de refuser, et sachez que n’importe quel moment sera le bon. Je suis déjà à votre entière disponibilité, encline à vous rencontrer à trois heures du matin si tel est votre désir. D’ici là, je patienterai, espérant que vous acceptiez, le cœur et l’âme vacants, parés à votre venue.

Infiniment vôtre,

S.

5 commentaires:

  1. Tu en as de la chance! Ce que je donnerais pour qu'on me fasse une telle proposition... ;)

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  2. Pourquoi pas, c'est bientôt l'anniversaire de mon mari, je pourrais lui offrir S. en cadeau... Ça lui plairait tu crois? ;)

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  3. Surement que ça lui plairait. Tiens, je vais lui écrire une réponse, à Sophie, en lui demandant si je peux la référer par chez vous.

    Il en prendrait bien soin, ton mari? Je voudrais pas la référer dans un enfer, tout de même! ;)

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  4. Si elle tient toutes ses belles promesses, c'est certain qu'on va bien la traiter! ;)

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