mardi 29 septembre 2009

L'homme-objet

Je me faisais bercer par le mouvement inégal de l’autobus incité par le chaos des rues, cherchais l’image d’un voisin dans les réflexions des fenêtres coulissantes (je tenais à connaître le titre de son livre – finalement c’était un truc de Michael Connelly) et j’avais l’esprit irrigué dans un maelstrom de contemplations devant les 24 préludes et fugues de Chostakovitch. Nous traversâmes le pont Alexandra, du Québec vers l’Ontario, et comme à chaque jour, la vue de la colline parlementaire parvint à me séduire. Sous la pluie, comme cela, on aurait dit un Glasgow tout frais, tout fringant.

Deux touristes asiatiques entrèrent dans l’autobus, appareil-photo miniature en main, captant des images de l’intérieur de cet autobus si banal qu’il aurait passé inaperçu n’importe où, même en plein centre d’une banquise à la dérive. Elles s’amusaient avec un rien, puis, comme nous étions elles et moi seuls dans ce bus, excepté le milliardième lecteur de Connelly et une fonctionnaire malheureuse depuis toujours, elles arrêtèrent leur regard sur moi, figèrent et pouffèrent. Je haussai les épaules en voulant dire j’ai rien fait moi, rien de drôle, en tout cas, à moins que vous soyez télépathes et ayez capté ma pensée de vous en train de me flasher vos petits pruneaux de seins chinois? Elles s’échangeaient des phrases indéchiffrables, je me détestais de ne pas avoir cultivé le polyglottisme plus sérieusement dès l’âge où je perdais mon temps à apprendre les capitales de tous les pays (incluant Bujumbura, capitale de l’illustre nation burundaise – vous savez, ils jouent très bien le tambour là bas). Je me sentais ridicule à essayer de comparer leur cantonnais aux vingt mots d’espagnol que je connaissais. J’aurais voulu que ce soit simple, pouvoir juste ouvrir la bouche, baragouiner un ching chang chong, et me faire comprendre (ching chang chong en langue angélusienne se traduit par vous levez vos chandails?).

Quoiqu’il en soit, je pris mon trou, retournai à mes pensées et à Chostakovitch, jusqu’à ce que ces deux garces me pointent en plein dessus leurs appareils-photos plus minces que leurs serviettes sanitaires. Sous cette pluie inattendue de flashes (ceux qui émettent de la lumière), j’eus le réflexe naturel de lever ma main en signe de protestation, de dire non non non mesdemoiselles, s’il-vous-plaît, je vous en prie en riant du nez. Puis je leur exposai des sourires exagérés, tout en dents et en joues. Elles captèrent mon malaise, que je rendais le plus transculturel possible, et y réagirent comme on aurait réagit devant un chien qui refuse de donner la papatte, sans les nonos. J’étais sensé être le caucasien de service qui continue à rêver comme si leurs flashes ne me défonçaient pas la rétine. Elles se retournèrent enfin en rigolant et en se disant so cuuuute (Hello Kitty, je te maudis). Je les aurais empoignées par les lulus et les auraient assommées crâne contre crâne.

Enfin, ce pénible périple venait à sa conclusion, je tirai sur la corde, boink, arrêt demandé, et je m’enfuis hors du bus, lui faisant dos pour éviter les lentilles affamées de ces flagorneuses de touristes. Je devais me rendre trois rues plus loin, dans cet édifice à logements, où Marie-Pier m’attendait avec un « projet intéressant ». Elle disait que ça n’impliquerait pas grand chose de ma part, mais qu’il était essentiel que je participe, sinon elle serait fourrée. Je me demandais bien comment, surtout avec ce sinon, je pouvais me motiver à participer, mais comme Marie-Pier était une amie de longue date, connue au collège privé et qu’entre l’âge de quatorze et dix-huit ans j’avais tripoté au moins quatre de ses amies, je lui devais bien d’au moins aller voir ce qu’elle avait en tête.

Toc toc toc.

- Ah ! Angé ! Enfin tu arrives !
- Quoi, je suis en retard, moi ? Allez, bisous.
- Je suis vraiment contente que t’aies pris tout l’après-midi.
- Je vais devoir récupérer ma voiture avant 18h dans le stationnement du bureau, sinon ils vont l’embarrer là et tu vas devoir me garder à coucher.
- Huh, huh. In your dreams.

Marie-Pier était lesbienne depuis toujours, à mon grand dam, mais était célibataire depuis des années et j’espérais encore connement un revirement de situation. Elle avait étudié en arts visuels, avait travaillé pour Radio-Canada et effectuaient des contrats ici et là, se retrouvait pendant des mois sans emploi et pendant ces glorieux mois, elle produisait des quantités astronomiques d’œuvres sur toile, de sculptures farfelues, de montages inénarrables.

- Bon, Lulusse (elle me trouvait mille noms affectueux les plus horribles les uns que les autres), mets ces jeans-là, et ce t-shirt, aussi.
- Quoi ?
- Ouep, mets ça. Je veux que tu sois mon modèle. Je veux peindre quelque chose et j’ai besoin de ton corps.
- Oh, Marie !

Angélus, c’était ta journée mâle-objet. Oui, ce jour là, tu aurais pu te partir un webshow et mordre des dildos toute la journée, tu te serais senti de la même manière.

- J’y gagne quoi, moi, Marie-Pier ? Hey, c’est endormant, rien faire, poser, faire la statue.
- Tu liras un bouquin en même temps. Je te sers du mousseux et je vais mettre le disque que tu voudras, tant que tu te places sur le sofa et que tu ne bouges pas trop. Je te présenterai… euh... une amie bisexuelle.
- Pfff.
- Enweille donc.

On ne résiste pas à Marie-Pier, son mousseux et ses supplications raffinées. En tout cas pas moi. Je pris place sur le sofa, à la chaleur de ses projecteurs, dans ses jeans usés, dans son t-shirt ajusté et délavé, qu’elle avait achetés dans une friperie.

- Fait juste… déboutonner le jeans. J’ai besoin de voir ton pelvis poindre sous ta peau.

Je soupirai, mais je relevai un peu le chandail, descendis le jeans, un peu pour lui montrer ce qu’elle avait « besoin » de voir.

- Ok, c’est parfait, crisse t’es beau.
- Hm. Hm. Peins, au lieu de te transformer en hétéro.
- Si j’étais hétéro, j’te croquerais tout rond.
- Si j’étais lesbien, j’te lubrifierais avec ta peinture à l’huile.

Deux heures plus tard, je n’arrivais plus à lire, mes paupières tombaient comme des gouttes; j’étais bougrement confortable, me serais abandonné au sommeil, mais Marie-Pier m’annonça qu’elle avait terminé son œuvre, qu’elle n’avait plus besoin de moi, mais qu’elle m’invitait à souper quand même.

- Je dois récupérer ma voiture.
- Oh, allez, reste. Je vais nous faire du thaï.
- Marie… ma voiture… je ne pourrai même pas aller me changer pour demain.
- Garde les jeans et le t-shirt !
- Ça serait chic, hein, durant ma présentation, devant des dirigeants en cravate !
- Personne ne va se rendre compte que tu mets le même linge, demain, voyons.
- Bon, ok, mais tu invites ton amie bi, et on se roule dans ta peinture après le souper.
- Niaiseux.
- J’espère que t’as de la bonne sauce au poisson.

Elle était, je crois, meilleure chef qu’artiste. Il me semble qu’elle avait exagéré beaucoup trop les angles de mon os iliaque, mais comme c’était elle l’artiste, je n’en dis pas un mot : les artistes de la trempe de keuf keuf Marie-Pier font ce qu’ils veulent. Nous, exégètes frivoles, ne savons pas de quoi nous parlons. Il me fallait ce jour là n’être autre chose qu’un ustensile. Et, en l’occurrence, un tube digestif – son repas fut délicieux.

Nous passâmes la nuit couchés en cuillère dans son grand lit, comme il nous était arrivé occasionnellement dans les quinze dernières années. Il me fallait parfois penser à des tracteurs, à des balles de foin ou à du stock d’hockey nauséabond pour ne pas lui bander entre les fesses, mais je finissais par m’abandonner au seul plaisir de cette affection sincère, qui ne finirait pas dans la sueur, le sperme et le désenchantement mais dans la continuité d’une amitié sans ambigüité, sinon celle étouffée par mes jackstraps imaginés.

samedi 26 septembre 2009

La frontière entre l'homme et l'oiseau

Je me suis réveillé en pleine nuit, tombé d’un grand arbre, et j’étais dans les souliers d’un autre. Je me suis cogné le nez sur un mur où j’aurais juré qu’avant mon sommeil il y avait une porte. Il fallait pour sortir, passer par la garde-robe. Il me fallait aller pisser et j’ai ressorti, il me semble, une dizaine de litres. En passant devant le miroir, j’ai vu sur mon visage des cicatrices qui m’étaient étrangères. Je me suis demandé si j’étais moi. Au bas des marches, j’ai trouvé un album photo. J’ai tourné les pages, frénétiquement, presque fâché. Il y avait moi avec des jouets qui n’étaient pas les miens, moi avec des visages absents, moi mais pas moi. Moi mais un autre. J’ai lancé l’album, il s’est écrasé contre la fenêtre, est retombé sur le sol. J’ai blasphémé, j’ai maudis le sommeil, le sommeil qui m’a volé à moi-même.

J’ai cherché ensuite les clés de ma voiture; elles étaient sous un tas de factures. Il n’y avait plus d’essence dans le réservoir. J’avais oublié ma carte bancaire, mon argent, mon nom. Je me suis enfoncé dans le bois, par une route de campagne en serpentins. J’étais aveuglé par le soleil du levant. Ma voiture s’est arrêtée, à bout de souffle. J’en suis sorti, j’ai ôté ces viles chaussures, ces bas – je voulais être nu pied sur le sol de la forêt.

J’ai grimpé le flanc de la montagne en attrapant le tronc des bouleaux, en écrasant quelques champignons. J’avais des feuilles entre les orteils. J’avais les joues sèches : j’avais pleuré, en escaladant. Au sommet, il y avait un énorme rocher. Sur ce rocher était posé un oiseau, une sittelle à poitrine blanche qui gazouillait. Je me mis à agiter les bras, comme un fou, sans raison, à les remuer comme un démon. L’oiseau s’envola en peur. Puis dans une douleur indescriptible, dans une souffrance impartageable, les os de mes bras se mirent à imploser, à se métamorphoser dans des craquements épouvantables. Mon cri, d’abord grave et terrible, devenait maintenant petit et fragile. Mes poils grossissaient à une allure fulgurante, m’ouvraient la peau, la déchiraient, durcissaient, puis à mon étonnement, ils se transformèrent en plumes. Je tombai face contre le rocher. Mes jambes commençaient à élancer, mes pieds me faisaient souffrir. Puis, je vis les ongles de mes orteils se détacher et tomber, aussitôt remplacés par des griffes. Je tentais de ramper, mais mes bras n’étaient plus des bras : c’étaient des ailes. Je me mis à genoux. Je m’approchai du rebord du rocher, qui donnait sur le flanc abyssal de la montagne. Je secouai mes ailes, souffrant comme un christ en croix. Fais battre ces ailes. Je sentis l’air s’emprisonner sous mes plumes. J’agitais maladroitement mes nouveaux membres. Je parvins à emprisonner mes griffes dans le roc, à me mettre dans une position propice au décollage. Je m’approchai de la frontière entre l’homme et l’oiseau.

Le vide me regardait autant que moi je le fixais. J’ai sauté.

L’air. La gravité. Le sol.

dimanche 20 septembre 2009

Comment deux white trash m'ont poussé à ressusciter

Je devais disparaître et c’est ce que je fis. J’annonçai à mon patron qu’il avait fini de me faire chier avec la classification des Publications du Québec en ordre alphabétique, à mes amis que je me poussais et que je n’aurais pas besoin d’aide pour déménager, à mon amie de cœur de l’époque que j'avais besoin de trop d'espace pour l'emmener, à mes parents que leur fils disparaissait.

J’avais loué un appartement trop cher près de l’Université Laval, avec un balcon immense et des planchers de bois qui craquent. Je n’avais pas de télé, mais un bon système de son, beaucoup de disques, et une pile de Maxim. Je m’étais trouvé un emploi dans une autre librairie où je travaillais de midi à neuf heures et où on devait puncher. J’arrivais toujours avec une ou deux minutes de retard, et comme on obligeait les retardataires à faire signer par un supérieur leur petite carte, ma patronne se fit rapidement à l’idée que j’étais un insoumis, idée que je lui confirmai de vive voix. Nous nous entendîmes là-dessus, et tant que je classerais les auteurs dans le bon ordre alphabétique et qu’elle pourrait entretenir le fantasme de moi la baisant sur la pile de Petit Larousse fraîchement sortis des boîtes, elle ne m’embêterait pas avec mes crottes d’yeux encore logées dans ma conjonctive bulbaire ni avec mes retards.

Je ne connaissais personne dans la ville sinon un oncle et une tante que je voulais éviter à tout prix. Donc la plupart du temps, je m'isolais dans mon quatre-et-demi, je fumais des cigarettes infectes, des joints gros comme des cuisses, je buvais un maximum de bières internationales que j’exposais sur le haut des armoires, je me masturbais en regardant du glam porn, et j’écrivais de mauvais poèmes sur la nature de l’homme et sur sa ô souffrance. Je faisais mon lavage seulement si mes vêtements puaient, mon ménage seulement si j’attendais des visiteurs. J’écoutais du black metal ou de la musique classique, rien d’autre. Je voulais me détruire, je ne savais pas comment, ni même par où commencer. Je voulais devenir nul, néant, mais je ne voulais pas mourir. Sur le net, j’utilisais le pseudonyme NiHiLuM.

Pendant un après-midi tranquille, à la librairie, un type de mon âge habillé tout en noir vint me demander de lui dénicher un livre. Je connaissais le bouquin en question, et il en fut si étonné que je tombai dans ses bonnes grâces et il me fit la discussion pendant une bonne heure. Il me donna son numéro de téléphone, son adresse courriel; il avait une blonde à Montréal, il voudrait qu’on aille tous les trois se saouler quelque part. Il s’appelait Xavier et elle Fannie.

La semaine suivante, nous étions dans un bar sur la rue Saint-Jean. Xavier avait un look qui frôlait le punk, il semblait fragile, le genre de gars qui attire les problèmes, qu’on aurait facilement imaginé se faire battre et violer par six enragés. Fannie s’était beurrée les lèvres de mauve, son maquillage avait un peu coulé pendant la journée, elle portait des bas-collants troués qu’elle avait surement dû piquer à une pute. Xavier se brûlait les doigts avec la flamme de la chandelle placée sur la table et disait que l’esprit devait toujours avoir le dessus sur le corps. Cela m’amusait; il n’arrivait pas à me convaincre. Elle s’était alors fait couler de la cire chaude entre les deux seins. Il s'était écrasé une cigarette sur une vieille cicatrice, entre le pouce et l'index, là où il les écrasait «tout le temps». Pour eux, le corps était une poubelle, un réceptacle innaproprié pour leur égo plus grand que nature. Il fallait non seulement le maîtriser en apprivoisant la souffrance, il fallait la provoquer. Leur tentative de syllogisme tordu allait comme suit: ceux qui apprivoisent la souffrance souffrent moins, je peux maîtriser la souffrance, donc en étant parfait maître de ma douleur je ne souffrirai plus. Prémisses fausses qui débouchent sur une conclusion dangereuse. De la philosophie d'égoût.


Quand Fannie s'éclipsa pour aller aux toilettes, Xavier me demanda s’il avait envie qu’on la fourre tous les deux, à soir - elle va dire oui t’sais. Je n’avais à priori rien contre l’idée de baiser à deux mecs une white trash dans le genre de Fannie, mais Xavier me dégoûtait par son enthousiasme, par son langage pauvre, inexact, par la petitesse de sa personne et Fannie par sa résignation et surtout par le fait qu'elle sortait avec cette merde. J'aurais de loin préféré baiser une prostituée avec le doyen d'une faculté de théologie.

À ce moment là, je fus happé d'abord par le dégout de ces deux créatures, ensuite par le dégout, plus important et plus lourd de conséquences, de moi-même. J’avais atteint ce que j’avais sans doute recherché en disparaissant: le plus bas niveau d’existence que je ne tolérerais jamais. J'étais une flaque tiède sur le plancher. J'étais mort, en dedans.

- Xavier, je fous le camp.
- Quoi, man, t’as pas envie de la fourrer? Ok, ok, j’aurais pas dû dire ça, peut-être. Hey, vas-t’en pas? Calisse, dude!

Sur le trottoir, j’aperçus par la fenêtre Fannie hausser les épaules, Xavier blasphémer. Les deux mains dans les poches je marchais en fixant le sol, en remuant mes pensées.

Cette nuit, dans mon lit, après avoir fait un minimum de lavage et de ménage, je pleurais comme un nuage. Je fis la seule prière qui me fut significative dans ma vie: je promettais à je-ne-sais-trop-qui, sans doute à moi-même, de devenir le meilleur homme possible, de viser l'élite de l'humanité, de cultiver le génie, de combattre la médiocrité comme un véritable croisé, chez moi comme chez l'autre.

La semaine suivante, je disais à ma patronne qu’elle avait fini de me faire chier avec l’architecture de la présentation du millier de Petit Larousse, à mon proprio que je ne lui paierais pas le prochain mois, ni les autres d’après. Je retournais chez nous. J'avais besoin de réapparaître. De ressusciter. Et c'est, en quelque sorte, ce que je fis.

vendredi 18 septembre 2009

Baiser des folles

J’avais toujours rêvé de baiser une femme qui aurait tué un homme ou qui aurait braqué une banque, une criminelle, une vraie folle, une cinglée comme on voit dans les films, intimidante parce qu’à la fois cruellement sexy mais surtout dangereuse. Je m’imaginais parfois avoir été un esclave noir du dix-septième siècle dont la jeune maîtresse aurait été une diablesse de cochonne, une obsédée sans bornes qui aurait eu besoin de se faire remplir de foutre aux demi-heures, asséchant une paire de testicules après l’autre. Les démentes m’excitaient, c’est vrai – si on exclut celles qui bavent, celles qui entretiennent des conversations avec des fantômes et celles qui se prennent pour Joséphine de Beauharnais -, je ne savais trop pourquoi, peut-être parce qu’elles me déstabilisaient, me faisaient oublier ce que « raisonnable » pouvait vouloir dire. Parce qu’elles me permettaient de libérer ma propre folie.

A l’époque délirante pendant laquelle je vendais du pot et des pilules pour payer mes études, j’avais connu une fille sur-tatouée, une droguée à mille substances dont plusieurs m’étaient inconnues, une masochiste qui avait, en complicité avec son mec tatoueur, volé des voitures, avant qu’on ne l’incarcère. Elle disait que si je préférais, elle pouvait me payer les amphétamines en nature. J’en avais profité deux fois, avec les condoms que je jugeais les plus fiables – j’en aurais mis deux épaisseurs mais c’aurait été un peu insultant-, mais la troisième fois (c’était tard le soir et nous nous étions endormis dans mon lit) elle me réveilla en me disant qu’il fallait que je lui appelle une ambulance. Elle s’était planté un de mes couteaux de cuisine dans le ventre. Il y avait du sang dans mes couvertures. J’avais appelé les secours, et les policiers me détinrent pour la nuit, après m’avoir annoncé que j’étais soupçonné de tentative de meurtre (j’étais ironiquement soulagé de cette accusation, craignant davantage que les policiers ne découvrent ma planque à stupéfiants). Je terminai la nuit dans une cellule avec un type complètement ivre, un employé de la voierie qu’on avait arrêté sans peine après une vaine et stupide tentative de fuite. J’appris le lendemain que la folle s’était transpercée dans un geste de désespoir pour qu’on lui administre de la morphine à l’hôpital; on me libéra en me recommandant chaudement de mieux choisir mes fréquentations.

Une autre fois, des années plus tard, c’était à St. Louis, Missouri, j’avais donné une présentation ennuyante dans le cadre d’un World Summit où seuls les américains, les canadiens et les australiens s'étaient présentés. En soirée, j’avais insisté pour aller voir Chuck Berry au Blueberry Hill, un bar des alentours, où la légende se produisait en spectacle de temps à autres. Je pourrais ensuite dire : ouais, j’ai vu le grand-père du rock, live ! Pendant le spectacle, une femme noire dans la vingtaine, vint s’asseoir à mes côtés, me dit hi, i’m Margaret, you’re not from here aren’t ya, puis prit ma main et la glissa entre ses cuisses. You’re sexy as hell. Le spectacle du vrai King of rock’n’roll n’était pas terminé, je m’en foutais un peu, elle m’emmena chez elle, dans un appartement à deux coins de rue de là. Elle avait posé un revolver sur la table de chevet et m’avait dit you betta fuck me good baby or i’ll shoot you in the knee. Elle ne rigolait pas, ou en tout cas exécutait son théâtre avec brio. Elle avait exigé que je la baise trois fois pendant la nuit et chaque fois, je m’y donnais avec de plus en plus de verve, comme si j’eus voulu l’achever pour de bon. Elle s’était réveillée le matin avec un verre de bourbon et m’avait fait une pipe, me nettoyant de toute la croute résiduelle. Une véritable cinglée. Je me disais, ca y est, elle a du tuer quelqu’un, elle, mais quand je le lui demandai en regardant son arme, elle me répondit are you crazy mothafucka, now get the hell outta here !

Certains lecteurs penseront à Sophie et la visualiseraient bien à la suite de ces histoires, celle qui demande à ce qu’on la frappe, à ce qu’on l’écrase, mais elle n’y a pas sa place, Sophie n’est pas une insensée, pas à mes yeux. Étrange, oui, étonnante, certainement, marginale, absolument, mais folle, non. Pour être fou, il faut qu’il y ait une certaine perte de contact avec la réalité, or Sophie, elle c’est tout le contraire. Elle a un contact cristallin avec le réel, une conscience si vive de l’énormité du monde et de la petitesse de son être qu’elle s’impose des conditions d’existence qui la restreignent dans l’expression et le développement de son égo. C’est peut-être pour ça, parce qu’elle n’est pas assez folle, que je me refuse à elle. Pour l’instant, en tout cas.

Aujourd’hui, je dois dire que les cinglées ne m’attirent plus du tout. Peut-être à cause de la tatouée et de Margaret, peut-être parce que j’ai trouvé des façons plus saines de perdre la raison (lire ici entre autres, écrire). Je préfère de loin celles qui se croient raisonnables, qui orientent la vie selon des principes plus ou moins solides, mais qui s’abandonnent à toutes sortes de vices qui auraient indigné leurs grand-mères, celles qui se sont bâtis des édifices de raison qu’elles désertent dès que la braise du désir fait flamme. J’aime celles qui flanchent.

mercredi 16 septembre 2009

Petit portrait d'automne universitaire

Sur le campus, en attendant le début des classes, le moment où seront dévoilés les visages des professeurs, leurs voix, leurs airs, leurs syllabus, les étudiants se pavanent, avec un portable d’une main, un iPod dans l’autre. Sous les arbres qui rougissent déjà, une jeune femme en robe à carreaux s’est allongée avec une édition jaunie des Fleurs du mal. Un groupuscule de première année s’exclame en arabe; ils rient vigoureusement, zyeutent. Une nymphette, sur le bout des pieds, consulte le panneau sur lequel est illustrée la carte du campus, cherche un pavillon, quarante-cinq minutes à l’avance. La fébrilité est palpable, jusque dans les imposantes marches de l’édifice, où elles explorent ce nouvel ouvrage écrit par un collègue de leur prof, fraîchement sorti des presses, qu’elles devront lire, étudier, qu’elles vendront éventuellement à une bouquinerie adjacente au campus.

Dans le pavillon des arts, on donne des cours de danse sur plancher de bois franc. Les plus laids ont compris qu’ils devraient prendre des moyens concrets pour se donner un peu de crédibilité et se sont inscrits, ont maintenant la chance d’être jumelés aux athlétiques jeunes femmes en pantalons moulants. Leurs tentatives échoueront, pour la plupart; ils n’aiment pas la danse, ils désirent surtout leurs cavalières. Près des gymnases, une fille aux cheveux frisés et au cul d’athlète échange des paroles fougueuses avec un jock noir, encore tout en sueur. Elle n’apprécie pas se faire larguer pour une partie de basket. Il n’apprécie pas se faire admonester devant la plèbe. Ils semblent se détester.

Ils sont attroupés près des deux portes des salles où se donneront leurs cours, en attendant sagement que les classes précédentes terminent. Certains font connaissance, d’autres jouent au solitaire sur leur téléphone, d’autres encore se racontent comment ils s’en sont tirés au dernier semestre.

Il fait noir lorsque les cours terminent. Des torrents d’élèves se dispersent autour du campus. Une armée d’étudiants prend d’assaut le terminus d’autobus, où du jazz américain résonne par les haut-parleurs municipaux. Une pluie d’automne impose aux plus prévoyants de sortir leurs parapluies, de les déployer comme des fleurs au printemps, et aux moins avisés de se rapatrier sous les auvents et autres refuges de la jungle urbaine. La rue mouillée reflète l’arc-en-ciel de néons et de pixels publicitaires, et dans les vitrines, des mannequins tellement sexys qu’on les baiserait flagornent les passants, leurs disent voyez comme vous êtes mal habillés.

Une big fat mama parvient à se hisser à bord de l’autobus, trimbalant un nombre ahurissant de sacs de plastique – et ce n’est pas qu’elle ramène son épicerie, ni des achats récents, non, simplement des sacs bourrés d’on-ne-sait-quoi, des morceaux de cadavre peut-être. Tous les passagers sont absorbés dans leurs pensées : rêves déchus, factures impayées, grand-mères malades, dégâts d’eau dans la cave, nostalgies cruelles, frustrations résurgentes. Une universitaire au visage de bitch embarquée au terminus soupire toutes les trois minutes. Elle débarque devant l’hôpital, sans parapluie. Un quinquagénaire s’est endormi, enfoncé dans son foulard.

Dernier arrêt. Tout le monde descend – moi et l’autre, un jeune qui porte ses verres fumés jusque dans sa chambre à coucher. Comme il sera bon, le verre de porto, au chaud, au sec, après une douche d’eau brûlante. Automne, je t’aime, toi et ta pluie, tes couleurs et ton aura d'introspection.

dimanche 13 septembre 2009

Consoler Sophie

- Alors, confo, le pyjama?
- (Rires) Oui, merci, je suis contente que tu sois venu.

Sophie posa son verre de Griffon rousse sur une table autour de laquelle des poètes insultés s’étaient rassemblés, puis me fit l’accolade. J’étais venu seul, j’aurais préféré une soirée avec des amis de Québec qui étaient en ville, mais j’avais promis de venir entendre son slam. Le bar était rempli d’étudiants à foulards et de quadragénaires rasés à l’œuf dans une tentative ratée pour se rajeunir.

Sophie était lumineuse. Elle avait fait couper ses cheveux blonds aux épaules, avec une adorable frange courte, portait des lunettes mauves, et avec son piercing à la lèvre inférieure, elle avait un petit air kinky qu’il m’était impossible d’ignorer. Elle réciterait son texte plus tard, ne semblait pas nerveuse, anormalement gaie. Elle me présenta à des amis, Simon, Jean-Sé, et il y avait Valérie que j’avais déjà rencontrée, une connaissance d’un ami d’une amie, à peu de choses prêt. Je pris place, commandai un infect scotch double, et nous discutâmes de la malédiction des poètes, de Grand Corps Malade, puis des bas avec orteils et de la texture en bouche des palourdes.

Je regardais Sophie, envahi de mes particulières fantaisies (je m’imaginais la tenir dans ma main, la flatter comme un animal, lui foutre une chiquenaude sans raison, lui donner des ordres –couche-toi par terre, salope, et lui écarter les fesses pour voir la couleur de son anus). Elle me fit un sourire timide, auquel je répondis en doublant le diamètre de mes yeux.

- On va fumer, dehors? proposa-t-elle.
- Ouais, allons prendre l’air.
- Hey, on revient, les palourdes.
- A plus, phytoplanctons.

Je la suivis jusque dans une ruelle, pas loin de là. Elle s’alluma une Peter Jackson.

- Tu me sembles diablement de bonne humeur, Sophie. Je ne t’ai jamais vu autant sourire.
- J’suis contente que tu sois là et je crois que j’ai un foutu bon texte à lire, répondit-elle en soufflant sa boucane par en haut, en penchant la tête derrière.
- J’ai hâte d’entendre ça.
- Eh, je me demandais, tu fais quelque chose, après?
- A priori, non.
- On peut aller chez moi, si tu veux… Oh, juste comme ça, hein, pour jaser, boire un peu…
- Ok, si tu veux, je ne quitterai pas à des heures impossibles, je dois aller au bureau quelques heures demain matin.
- Parfait, monsieur occupé.

Elle récita son poème vers les dix heures et quart, une longue plainte sur le consumérisme, le port de la cravate, sur les ours polaires noyés faute de banquise, l’air climatisé, les enfants-putes, les mouches dans les yeux des misérables, etc. J’étais en partie d’accord avec tout ça, mais j’en avais plus que marre des discours moralisateurs sur le ton voyez donc ce que ça donne, le délire de notre société, bla bla, maudits soit-on. Elle revint à la table sous des applaudissements modérés, quelques sifflements, sans plus. Elle semblait déçue.

- Et voilà, c’est ça qui est ça, dit-elle en levant les épaules, un soupire étouffé.

Sophie semblait avoir cru que son récital allait la libérer de tout le poids des infamies du monde. Qu’en dénonçant, elle se libérerait. Elle paraissait maintenant constater que rien n’était plus léger, qu’au contraire, tout était peut-être un peu plus vif une fois avoir synthétisé, devant l’indifférence de la foule, le Grand Mal Social, ou whatever.

- On se sent libérée? demandai-je, sous le regard stupéfait de ses amis.
- Pas vraiment. J’ai envie de m’en aller.
- Ben voyons, Sophie? Il est dix heures et demie. C’était super bon ton texte, y’a des gens qui vont vouloir t’en parler! s’opposa Simon.
- Oh je m’en fous, je veux sacrer mon camp là.
- Allez, je te ramène, Sophie, dis-je.

Les deux gars contractèrent le visage en voulant dire what the fuck, à quoi Valérie répondit par des yeux qui disaient c’est tout Sophie, ça.

Ma voiture était stationnée à quelques coins de rue, et dès que sa portière fut close, elle éclata en sanglots, les deux mains aplaties au visage, un véritable raz-de-marée, un krach du cœur, une overdose d’émotions. Elle se trouvait pathétique, nulle, perdue, petite, superflue, vide, incapable. Elle perdait son souffle pendant de longues secondes au bout de ses sanglots, m’effrayait presque dans son désespoir. J’avais posé ma main sur son épaule et j’avais éteint la musique. Je demeurais silencieux, je sifflais des shhh affectueux lorsqu’elle se flagellait d’adjectifs disgracieux.

Après qu’elle eut pleuré pendant une demi-heure ferme, je voulais briser sa chaîne de pensées, je pris entre mes doigts son piercing et l’obligeai à me regarder dans les yeux.

- Tu arrêtes de pleurer maintenant, ça suffit. On va chez toi.

Elle renifla, essuya ses larmes, mais ses yeux se remouillèrent et je sentis ses poumons gonfler à nouveau par petits souffles saccadés. Je la giflai sur la joue droite, fermement, à peine gentiment, et immédiatement l’hémorragie cessa. Je lui remis la boîte de mouchoirs.

- Arrête, j’ai dis. Regarde droit devant et respire.
- Oui.

Nous nous rendîmes, elle en reniflant, moi en gardant le silence, jusqu’à son appartement, à dix minutes de là, un trois et demi décoré de posters des Ramones et de Tommy Lee, d’une sérigraphie pop’art.

- Tu veux une bière?
- Non, juste de l’eau, s’il-te-plaît.
- Comme tu veux…

Je m’assis dans sa causeuse à une place, perpendiculaire à son grand sofa jaune. Elle revint avec un verre d’eau plate pour moi, une bière pour elle.

- Écoute, je suis désolée pour tantôt, j’ai vraiment foiré.
- Ça va, Sophie, t’en fais pas. Quand il faut pleurer, faut pas se retenir... Ne sois pas désolée, c’est inutile.
- J’ai aimé ça, tu sais, la façon dont tu m’as… consolée. Ta fermeté. Ton autorité.
- Oui… je sais.

Elle s’était placée devant moi. Je faisais face à sa jupe blanc-cassé, je voyais son troubadour tatoué dépasser de sa hanche. Son misérabilisme, somehow, m’excitait. Un monstre en moi voulait la brutaliser, lui cracher au visage et la baiser sans pitié, sans ménagement, lui faire mal, la faire saigner. Elle se pencha :

- Tu ne voudrais pas me gifler, encore, un peu plus fort que tantôt? Vas-y, dit-elle en approchant son visage, je sais que tu le veux… Frappe-moi, tu sais que je le mérite.

L’envie me prit de lui flanquer une puissante claque, de la faire tomber sur le plancher, de remonter sa jupe sur ses hanches et de la prendre comme un démon, mais je me contins, me levai, je l’empoignai fermement par la nuque, j’écrasai mes lèvres contre les siennes, et je mordis son piercing comme pour l’arracher. Je l’écartai brusquement de moi et m’imaginai son corps nu enchevêtré dans des câbles lui brûlant la peau, la bouche bâillonnée.

Trop facile, trop facile. Trop de pouvoir. Je vais la détruire.

Je me détournai, m’en alla en direction de la porte, elle resta plantée là au milieu de son salon.

- Je vais te détruire, Sophie. Je dois y aller. On s’écrira, ok? Prend soin de toi… appelle Valérie.

Pendant que je démarrais ma voiture, j’aperçus Sophie à sa fenêtre, avec dans les yeux un regard de satisfaction auquel je ne m’attendais pas. Elle baisa la fenêtre, y laissa un rond de buée.

Aux lumières rouges, j’étais pris dans mes songes, je regrettais presque d’avoir déserté, puis je me convainquais que j’avais eu raison. Mais le sourire de Sophie me revenait à l’esprit… L’avais-je sous-estimée? Devais-je la posséder, l’asservir, comme elle le demandait avec tout son être, ou devais-je plutôt lui commander de l’Effexor sur le net? Et moi, qui succombait presque au malin, devais-je m’y abandonner, ou devais-je consulter un psy?

De retour chez moi, j’aurais espéré retrouver le nom de ce chauffeur de taxi paki qui vendait de l’opium, me coucher sur le dos, et planer en écoutant Ravi Shankar. Plutôt, je me masturbai à genoux dans la douche, me mis au lit avant minuit, avec le Cellier édition automne et je m’endormis en écoutant Chopin. Que vais-je faire de toi, Sophie?

samedi 12 septembre 2009

Soirée au festival

Ils ont installé des chapiteaux blancs, ils vendent de la bière dans des gobelets, des artistes ont rassemblés leurs fiertés sur toile, des poteries, des colliers, et autres objets oiseux. Le soir est frais et impose vestes ou manteaux. La scène projette des basses et des spectres multicolores sur les édifices de brique. C’est un petit festival, ils en sont à la deuxième édition, une tribune pour les génies de sous-sol de la région.

On y rencontre de vieilles connaissances que l’ont regrette d’avoir apostrophé dès la fin de la poignée de main. On aurait voulu dire salut au revoir, ils nous demandent pis keusse tu fais d’bon et on répond tout ce qu’il y a de plus emmerdant, pour s’assurer de faire ça court, boulot-maison-cours-ces trucs là, tu sais comment c’est. On demande et toi?, mais vraiment on s’en balance, on écoute à peine.

Les musiciens se défoncent comme ils le peuvent devant une foule qui ne bronche pas, je ne sais pas ce qu’ils font là, devant la scène, à dévisager les artistes comme si c’étaient des extra-terrestres. J’ai envie de leur mettre le feu au cul. On prend une gorgée de bière, on fume une cigarette quêtée à celui qui fume les moins cheap – la première du mois, la dernière, aussi. On se passe des commentaires sur la l’efficacité du batteur, sur l’usage remarquable que la chanteuse fait de ses cordes vocales. Un ami cherche les bécosses, s’inquiète de l’attente, il dit bon je n’ai pas le choix, quand il faut il faut. Trois mecs se détachent du groupe, ils s’enfoncent dans la foule, ils en ont roulé un petit, veulent aller en fumer un gros, hors d’atteinte des deux policiers en fin de shift qui patrouillent nonchalamment. Le spectacle tire à sa fin, on s’est un peu dispersé, on se retrouve, on se questionne sur le prochain band. C’est un type seul, un DJ, il commence bientôt, ne jouera que pendant vingt minutes, sur l’autre scène.

Une autre bière avant que ça commence, dans le même gobelet c’est moins cher, ils sont éco-conscientisés, ils éco-conscientisent, on passe la remarque que c’est une idée sagace, que ça devrait toujours être comme ça. Le DJ démarre sa machine à sons et derrière son Mac, son instrument, il tourbillonne comme un possédé, en synchro avec son apocalypse de musique breakcore. On se dit ce mec là c’est un malade, on adore ça, les malades.

Ensuite il y a un groupe de métal, on aurait dit les fils de White Snake; frissons de dégoût. Ils ont un cracheur de feu, on se demande ça impressionne qui, on se l’imagine échapper sa vodka partout dans sa face et brûler comme un pantin en criant comme un forcené, ça nous fait marrer. Certains s’impatientent devant l’extrême mauvais goût de ces bibittes à poil pleines de sueur. Les pieds endoloris, les oreilles meurtries, on fout le camp.

En marchant vers la voiture stationnée à dix minutes de marche, un type nous interpelle, il cherche son chemin, c’est un des gars du premier band, il dit ouais ça groove, hein. On répond ouais, ça groove. Il n'a rien compris des directions, mais son égo est flatté.

Et ça se termine comme ça, on rentre tous chez nous, plus ou moins ivres, on s’endort tant bien que mal, les oreilles encore pleines, les talons un peu enflés, l’âme qui ne cherche qu’à se transvider dans l’océan du sommeil. Les paupières s’affaissent, comme deux pierres tombales.

vendredi 11 septembre 2009

Jouer avec la psy

Elle avait terminé son doc en psychologie trois ans plus tôt, travaillait au communautaire et prétendait qu’elle refuserait toutes les offres qu’ont lui ferait au privé, peu importe les conditions. Rien ne la faisait plus vibrer que des adolescents noircis par la colère, des travailleurs payés par l’État en dépression, des jeunes femmes abusées sexuellement dans d’outrageuses circonstances. Geneviève les prenait sous son aile, elle les aimait, les supportait, leur disait des choses vraies. Une fois, elle m’avait raconté qu’un jeune homme l’avait empoignée à la gorge et l’avait frappée contre un mur – elle avait touché dans le mille. Elle excellait dans ce qu’elle faisait.

J’avais rencontré Geneviève sur un forum de sexologie, où je demandais le plus naïvement du monde s’il était normal ou dangereux de retenir mon souffle jusqu’au bord de l’asphyxie en me masturbant pour décupler la jouissance. Je sentais le sang revenir à mon cerveau par de grandioses giclées, analogues à celles expulsées moins d’un mètre plus bas, sur mon ventre. Le mal de tête qui s’en suivait m’inquiétait et j’imaginais que l’on me retrouvait mort dans mon sperme séché, avec un caillot de sang gros comme mon gland dans le cerveau. Geneviève avait apaisé mes craintes dans un courriel très gentil et je l’avais convaincue de m’ajouter à sa liste de contacts Messenger, sous prétexte que j’avais tout un tas d’autres questions, ce qui était à moitié vrai. La discussion s’était écartée vers le bon vin, les voyages dans les Caraïbes, son boulot, le mien, puis lentement vers nos fantasmes communs.

Deux jours plus tard, au téléphone, en se touchant devant sa webcam, elle me racontait comment toute jeune, pré-pubère, elle se masturbait sur un coin de table en écoutant les vidéos pornos que son père cachait maladroitement, comment elle avait baisé un de ses clients, un bénéficiaire de la CSST, dans son bureau, sans condom, comment elle en était ressortie avec des marques aux fesses qu’elle avait chéries pendant près de deux semaines. Moi, je lui racontais la fois où j’avais baisé cette fille rencontrée dans un club, à quatre heures du matin, dans un cinéma porno de la rue Sainte-Catherine, devant ces pervers, comment on s’en foutait, gelés aux amphétamines, et comment j’aurais presque aimé que l’un d’eux, sinon tous, se joignent à nous. On finissait par se dire des mots crus, par se dire ce que l’on se ferait, puis on jouissait ensemble, et on répétait, souvent jusqu’à quatre fois l’heure.

Elle planifia visiter Ottawa, je lui offris le logis, la bouffe et tout ce qu’elle désirerait. J’informai mon coloc qu’il devait se pousser pour le weekend, je fis le plein de bouteilles de rouge, d’ingrédients de cuisine et je fis même un peu de ménage. Elle portait ses verres fumés sur sa tête et paraissait plus petite que je ne le croyais, mais jamais je ne l’avais considérée aussi belle, aussi radieuse, excitante. Ses yeux clairs me laissaient croire à une vision angélique, mais ses mèches rouges la trahissaient et me révélait la diablesse qui s’agitait en elle.

- Tu as trouvé facilement?
- Sans problème avec le GPS!
- Ma parole, tu es si jolie! La vraie lumière te va si bien!
- Je croyais que t’avais les cheveux noirs. Mais ils sont bruns foncé. T’es croquable.

Elle claqua ses dents. Je servis le vin et nous discutâmes de choses ordinaires. Elle interrompit un silence dans lequel la tension sexuelle, au milieu des sourires, était évidente.

- Je dois partir demain, tu sais, et j’aimerais qu’on baise le plus possible.
- Ah oui? J’aimerais qu’on baise le mieux possible. Patiente un peu, je vais te surprendre.

Geneviève adorait cela. Je commençai à préparer le souper, la surveillant d’un œil machiavélique, attendant le moment propice. Au moment où elle se penchait par-dessus sur la table pour y déposer des ustensiles, je lui ordonnai de s’immobiliser. Elle obéit, amusée, se cambra, fit ressortir ses fesses. Ses cheveux pendaient, à la même hauteur que ses seins. Je m’approchai en léchant l’excès de soupe sur la cuillère chaude, je soulevai sa jupe, elle ne portait pas de culotte, et je lui estampai le métal encore chaud sur la fesse, près de sa vulve fébrile. Elle était désormais en transe. Je me reculai en m’assurant que la jupe demeure soulevée. Je retirai lentement tous les objets qui étaient sous elle, fit durer l’attente, et au passage je déboutonnai langoureusement son chemisier, en lui léchant les lèvres. Je glissai mes doigts sous le tissu pour aller jusque dans son dos, compromettant son équilibre précaire, je défis sa brassière et exhibai ses merveilleux seins de naïade. Je fis ensuite le tour de la table, l’observant comme un lion examine sa proie. Elle me suppliait de la prendre, je répondais par des sourires subtils, en glissant un doigt sur la peau d’une de ses fesses, ou encore en la flattant de mes lèvres, sans baiser.

L’alarme du four se mit à sonner, elle eut une réaction, mais je la retins, écrasai son corps sur la table et lui administrai une fugace fessée. Elle poussa un cri de satisfaction et d’envie qu’elle ne pouvait plus contenir. Je sortis mon membre bouffi et ses acolytes mes testicules de mon pantalon et sans plus attendre, je m’enfonçai dans sa chatte, dans un délire apothéotique, et une plainte magistrale vint se mêler au branle-bas du four qui relâchait déjà une fumée inquiétante. Des objets tombaient allégrement de la table. Sa coupe mi-pleine s’écrasa par terre dans un sublime fracas; elle gémissait, je rugissais, et nous explosâmes pendant que j’écrasais entre mon pouce et mon index ses joues, pour faire ressortir ses lèvres que j’embrassais et mordillais.

Lorsqu’elle rabaissa d’une main sa jupe, avec dans l’autre un essuie-tout, le repas avait évidemment cramé et la table était maintenant collée fermement au mur.

- Il y a, pas loin d’ici, un turc qui fait la meilleure pizza en ville, suggérai-je.
- Allons-y, et revenons vite…

mercredi 9 septembre 2009

L'indécente femme du patron

Dallas, 2007

Mon patron, appelons-le M. Morin, m’assurait que ma présence serait nécessaire à ce meeting crucial avec des partenaires de Dallas qui concoctaient toutes sortes de nouveaux traitements que les oncologues recommandaient avec une lueur mensongère dans le regard. J’allais manquer un excellent spectacle de danse contemporaine chorégraphié par Pina Bausch au Centre National des Arts et j’offris les billets à une amie de longue date qui me remercia mille fois de trop.

Nous nous étions envolés, le patron avec sa femme Sandra, moi seul, et nous atterrîmes à Fort Worth vers quinze heures. Nous logions dans un hôtel convenable où d’autres hommes et femmes d’affaires couchaient en attendant leurs rendez-vous, leurs conférences ou autres platitudes qu’impose le marché. Le choix du restaurant revint à Sandra : un steak-house. M. Morin s’exprime toujours en anglais et même si son nom semble indiquer un père et une éducation francophone, lorsqu’il ose son français, on jurerait qu’il a la bouche pleine de mélasse. Sandra est une fausse blonde aux seins refaits, mi-quarantaine, de quinze ans la cadette de son époux. Ne sachant quoi faire de sa maîtrise en histoire ancienne, elle s’était fusionnée à ce bougre de workaholic.

Le patron insista pour qu’en soirée nous allions assister à des courses de chevaux. J’essayai de me dégager de l’activité mais les plaidoiries de Sandra en faveur du Lone Star Park me forcèrent la main, à moi qui n’avait aucun intérêt pour quelque activité reliée de près ou de loin à la race hippique, sinon la cuisine. Pendant que M. Morin plaçait ses paris, me surprenant à peine, Sandra ne ménagea pas ses charmes à mon endroit.

- Oh, Angélus, je me demande bien ce tu fais seul. N’y a-t-il pas de filles dans ta vie?
- Il y en a.
- Des chanceuses. Un beau brun comme toi. Avec ta démarche calme et assurée, ton allure propre et distinguée.
- Je t’en prie, Sandra. Tu vas me faire rougir.
- Je ne t’ai jamais vu rougir, ça serait adorable que je réussisse à le faire.

Elle mit sa main sur mon genou, feignit de la faire descendre, mais la retira avant de franchir la barrière de l’indécence pure. Je me sentais dans une situation délicate et j’aurais voulu fuir à Iqaluit, loin de l’odeur ambiante de jument en chaleurs. Le retour de M. Morin fut salutaire (qui l’eut cru).

J’étais plus qu’heureux, soulagé même, de m’enfermer dans ma chambre à notre retour à l’hôtel. Je pris une douche brûlante, et en sortant de la salle de bain dans le peignoir fourni par la maison, un nuage d’humidité me poursuivait. Je m’endormis en écoutant The Devil Wears Prada et je rêvai à Anne Hathaway toute nue sous un manteau en fourrure de léopard des neiges.

Au cœur de la nuit, on cogna à ma porte de façon insistante, doucement, mais assez pour m’extirper de mes fabuleux songes. J’étais tout nu; j’ouvris donc la porte de trois centimètres en me cachant derrière. C’était Sandra.

- Angélus, Greg ne cesse de ronfler, je n’arrive pas à dormir…
- Euh… et que veux-tu que j’y fasse, Sandra?
- Je suis certaine que t’as une solution pour moi, non?

Elle porta son doigt à ses lèvres et plia les genoux.

- Non, vraiment, Sandra, tu es adorable, mais je dois dormir.

Elle poussa sur la porte, m’écrasant le gros orteil.

- Aie! Sandra, je suis nu, laisse-moi!

Je repoussai la porte plus violemment que je ne l’aurais souhaité et elle recula dans le couloir, scandalisée, l’égo meurtri. Par le judas je l’aperçus soupirer et retourner, ridiculement mouillée entre les jambes, vers la chambre où son mari ronronnait comme un John Deere.

Le lendemain, elle resta dans la chambre d’hôtel pendant que moi et M. Morin assistions à cette rencontre infructueuse lors de laquelle mes compétences ne furent jamais sollicitées (je songeais alors à ce spectacle raté, le comparant à la course de chevaux et à l’indécence de Sandra), et nous reprîmes l’avion en début d’après-midi dans un silence presque morbide.

A mon retour, je songeais à cet étrange épisode, et je me demandai s’ils n’avaient pas manigancé cela elle et lui, si j’avais mis ma carrière en danger en repoussant Sandra, si en réalité le patron consentait, voire avait prévu, que je baise sa femme à sa place. Beaucoup de femmes auraient pu entrer dans ma chambre ce soir-là mais pas Sandra, non. Quelque chose en elle me révulsait. Ces années à se mentir à elle-même, à se dire que M. Morin la rendait heureuse, que d’être femme au foyer la satisfaisait; c’était sa mort intellectuelle, sa moribonde individualité, son autonomie déficiente. La femme éclipsée par l’homme qu’elle n’avait pas vraiment choisi.

mardi 8 septembre 2009

Je vous salue Marie

Je n’étais qu’un gamin de première année, mais pendant les leçons, j’étais obnubilé par mon désir de la petite Marie-Ève assise tout juste devant le professeur, dans la première rangée. Pendant le « je vous salue Marie » du matin (mon institutrice insistait sur cette tradition, même au cœur des années 80), je me pinçais le prépuce en fixant du regard cette enfant qui ignorait tout de ma convoitise. Pour la charmer, j’avais tiré sur ses adorables boucles de cheveux : elle avait pleuré, on m’avait réprimandé et tous mes espoirs périrent lamentablement.

L’année suivante, je m’étais mieux adapté socialement et mon amitié avec une fillette de la rue m’avait permis d’en comprendre un peu plus sur le sexe opposé. J’étais fort beau gosse et je ne crois pas exagérer en affirmant que la majorité des petites filles de la classe mentionnaient mon nom avec tendresse, sinon avec passion. Un jour, la plus jolie d’entre elles, Caroline, vint me demander si j’accepterais d’être son « chum ». Je n’avais pas la moindre idée des implications, mais je compris qu’il s’agissait à tout le moins d’un consensus sur le fait qu’on se plaisait l’un l’autre. Le soir dans mon lit, je m’imaginais m’offrir à elle tout entier, lui dire « fais de moi ce que tu veux », je me tortillais comme un dément, ne sachant comment vivre cette soif inavouable. Puis, un midi dans la cour d’école, après un match de soccer et des chamailles puériles, vint à moi Marilou, plus blonde que She-Ra, les yeux plus bleus que le costume de Superman. Elle me demanda si j’accepterais d’être son « amoureux », et comme je l’étais déjà en la voyant s’approcher vers moi entourée de ses amies un peu plus laides, mon oui fut immédiat et sincère. Au cours de la même récréation, une Caroline en colère vint me servir ma première claque au visage. J’en fus d’abord amusé, mais ses petits yeux verts étaient humides et je compris que l'heure n'étais pas au jeu. Elle me reprocha de l’avoir trahie, de lui préférer Marilou, et je fus grandement accablé de cette accusation qui me semblait injuste. Caroline et Marilou étaient toutes les deux très mignonnes, autant l’une que l’autre, et c’est en vivant une déception inconsolable que ma mère m’apprit qu’il était répréhensible, voire abject, d’aimer deux filles, qu’il fallait en choisir une.

En cinquième année, j’avais évolué en grand romantique et c’est Cynthia et son unique teint basané que j’avais choisis. Après plusieurs mois à se demander quand on allait se frencher avec la langue pis toute (moi je voulais juste mordre ses cuisses) et à endurer Informer sur son balcon, on m’avait alerté en grande panique que Cynthia sortait maintenant avec Rémi, puis cinq minutes plus tard avec Ronald, et avant la cloche elle s’était aussi appariée avec Éric, Simon et Benoit. Je ne comprenais rien à son jeu, j’étais blessé, et j’avais jeté dans le poêle le peluche qu’elle m’avait offert. La semaine suivante, je sortais avec sa meilleure amie et on se frenchait maladroitement dans ses surplus de bave sous une glissoire dans un parc.

En deuxième année du secondaire, le romantique était mort, mais je visais haut : Vanessa. Vanessa qui, à ce qu’on disait, n’était plus vierge, fumait du pot, piquait des pilules à sa grand-mère, Vanessa la déniaisée. Je l’appelais le soir et on se parlait jusqu’à dix heures, trois fois semaine. Je restais à des dizaines de kilomètres de chez elle. Elle me faisait écouter son dance mix dans le combiné. On avait convenu de sortir ensemble. J’avais été invité dans un party, elle n’y était pas, mais on m’informa que Vanessa avait cassé. J’étais le seul garçon. A minuit j’étais couché sur un divan et pas moins de quatre adolescentes me jouaient dans les cheveux, me flattaient le visage et les cuisses. Vanessa tenta de se suicider en avalant des Tylenol, dans les mois qui suivirent, et j'en fus fort traumatisé.

Au cégep, dans une classe de psychologie, il y avait cette fille dont je n’ai jamais retenu le nom. Partout où je la voyais, à la cafétéria, à la salle de détente, à l’arrêt d’autobus, elle s’assoyait jambes écartées, dans ses pantalons noirs, serrés sur ses cuisses, et chaque fois j’espérais voir transparaître à travers le tissu la fente de son sexe. Elle avait des yeux noisette, des lèvres roses et parfaites, se faisait des lulus. Elle réussissait à faire croire qu’elle ignorait tout de son prodigieux sex-appeal, écartant nonchalamment ses jambes, comme ça, pour rien, peut-être qu’elle avait besoin d’aérer. Pendant une leçon sur la hiérarchie des besoins de Maslow, j’étais assis quelques sièges derrière cette antithèse de la sirène, en diagonale, et grâce à la vue alléchante de ses jambes qui s’ouvraient, au désir monstrueux qu’elles provoquaient et à une concentration exemplaire, je réussis à me faire jouir en silence, sans même me toucher. Mes caleçons étaient mouillés – j’espérais que tout cela sèche avant la fin de la classe.

dimanche 6 septembre 2009

Enchanté, bec, bec.

Après avoir cherché pendant plus de dix minutes un stationnement dans ces rues à peine circulables qui exigent des permis pour se garer, j’ai fini par repérer une place, et grâce à un parallèle merveilleusement exécuté, j’ai pu laisser ma voiture sous un érable, à quelques coins de rue de son appartement. Je sors de ma voiture, empoigne le paquet-cadeau, la bouteille de vin et l’autre de porto, toutes deux dans un sac de la SAQ à soixante-quinze sous. Il fait soleil, il fait frais; nous pourrons boire sur son balcon.

Je sonne à sa porte, Marianne m’ouvre, me fait entrer, me tire doucement par la cravate pour me faire les bis de politesse.

- Tu rentres du bureau, toi.
- Non, je reviens de chez le Père-Noël, il avait quelque chose pour toi et il faisait dire joyeux anniversaire.

Je lui tends son présent, elle le prend, me regarde, intriguée.

- En tout cas, ce n’est pas un bouquin, c’est trop léger. T’es trop gentil, merci.
- Tu l’ouvriras après le souper. Ça te donnera le temps de deviner.
- Coquin. Allons, j’avais déjà ouvert une bouteille de blanc, je t’en sers une coupe?
- Volontiers.

Elle fait jouer du Ella Fitzgerald, elle chante quelques lignes dans un anglais moyen, candidement, comme une fillette.

- Ça se passe comment au bureau?
- Oh, c’est tranquille. Recherche et développement, tu sais comment c’est.
- Par chez nous, c’est la folie.

Marianne a quitté la compagnie pour laquelle je travaille, il y a bientôt un an, pour offrir ses services à un cabinet d’avocats sans réputation mais qui lui a proposé des conditions inégalables. Je lui demande si elle y est heureuse, elle dit oui, si elle a de jolis collègues, elle dit oui, si elle a sorti avec l’un d’eux, elle dit « non, ils ont tous peur de moi », je m’esclaffe, lui réponds qu’il y a de quoi avoir peur, avec sa personnalité de chef d’état, son corps d’Hélène de Troie, et ses tailleurs sexys à mener Viagra en banqueroute. Elle écrase du fromage sur un craquelin, l’apporte à ma bouche en se mordant le bout de la langue dans un demi-sourire. Une mèche de cheveux tombe sur son visage. Je souffle doucement pour la renvoyer, elle plisse le nez, se dégage.

J’ouvre la bouteille de rouge pendant qu’elle sert dans deux assiettes des portions inégales du sauté aux crevettes de la Nouvelle-Orléans qu’elle a préparé. Le soleil de sept heures est d’or, et je la convaincs de manger sous ces précieux rayons, sur son balcon. Nos économisons nos paroles. J’adore ça chez elle; rarement les mots sont superflus, des silences décorés de regards simples, de contemplations partagées. Elle se remémore cette fois à Philadelphie où nous avions bu du cognac toute la nuit au Bar Noir et que nous avions manqué l’avion, le lendemain. « Je croyais qu’on se ferait virer, tu disais t’en fais pas, le patron est en Allemagne. J’avais mal au cœur, tu m’obligeais à boire de l’eau. Même à midi, le décollage avait été pénible. »

- Il n’y a plus de musique, Marie, je vais mettre ton disque d’Astrud Gilberto, ça te va?
- Absolument. Je peux ouvrir mon cadeau? Je meurs de curiosité.
- Je vais le ramener.

Je m’éclipse, repère le disque et en le plaçant dans le lecteur, je m’arrête quelques secondes sur la photo de ses deux sœurs, aussi jolies que Marianne, je m’empare du paquet, revient sur le balcon. Elle est au téléphone, planifie avec sa meilleure amie son vendredi soir. Elles iront danser, elles iront séduire, réussiront. Elle raccroche, ciao bella. Je lui remets le cadeau que j’avais emballé moi-même.

- Bonne fête, ô ma Reine.
- Alors, je crois que j’ai deviné : ça doit être euh… ah je ne sais pas. (Rires)
- Ouvre-le, Marianne, lui dis-je avant de prendre une gorgée de vin.

Elle déballe le paquet, reconnaît le nom de la compagnie sur la boîte, me regarde d’un œil-mitraillette et d’un sourire mesquin. Elle se lève, elle s’approche, me mord le lobe de l’oreille. Je reviens. Elle disparaît dans sa chambre en larguant derrière elle la boîte et les papiers de soie. Je ramène les assiettes à la cuisine, j’entre la bouteille, les coupes, je m’assois dans son sofa de cuir.
Marianne sort de sa chambre et je crois manquer de sang au cerveau. Le négligé vermillon lui va comme écorce à son arbre, simple et efficace. Elle s’avance vers moi, lentement, presque timide.

- C’est superbe, Angélus, merci!
- C’est toi qui es sublime, Marianne. J’adore te donner des cadeaux déplacés.

Elle s’approche, elle veut que je la touche. Je pose mes mains sur ses hanches, elle enfouit ses doigts dans mes cheveux. Je soulève le tissu, embrasse son nombril, je promène discrètement mes mains jusqu’à ses cuisses, les siennes rejoignent mon dos. Elle me repousse dans le divan, s’impose par-dessus moi, les rebords de son sexe exposés, juste au-dessus de mon érection, et j’y devine une tiédeur délicieuse. Je l’enlace fermement, et je baise langoureusement la chair de ses seins que le corsage laisse dévoilée, en sortant un tout petit peu la langue pour la mouiller de ma salive. Elle porte sa main à mon cou et me dégage violemment, en m’écrasant la tête dans le cuir du canapé; cela la fait rire et moi raidir. Elle fait descendre ses mains sur mon torse, défait le nœud de ma cravate, ouvre ma chemise, descend plus bas, jusqu’à la fermeture éclair de mon pantalon gonflé. J’enroule deux doigts dans ses cheveux, et la tire vers moi, reprenant le contrôle.

- C’est ta fête, mignonne, pas la mienne.

Je la fait basculer sur le divan et j’écarte ses jambes. Je soulève ses pieds, j’embrasse ses talons en observant avec convoitise la pente de peau qui mène à son sexe mouillé et je la descends de mes lèvres, baisant et léchant chaque centimètre. Je dévore le tissu empreint d’humidité; elle gémit, ses lèvres forment un O presque parfait. Ma faim n’a plus de patience, j’écarte le satin, je la goûte de toutes mes papilles, en lui offrant ma langue toute entière, léchant de la base au pinacle. Jamais elle n’avait mieux chanté.

Un bruit, dans l’entrée. La porte. Des clés.

Marianne rouvre les yeux, comme une biche surprise, se sauve en vitesse. Je me relève, je cours à la cuisine, les genoux endoloris, la bouche crémeuse.

- Allo la sœur! C’est moi! T’es où?

Elle débouche dans la cuisine avec un sac-cadeau dans les mains, je suis en train d’écraser la bouteille de détergent à vaisselle pour en extirper les dernières gouttes, provoquant des sons disgracieux.

- Oh, salut?
- Salut, je suis Angélus. Marianne est dans sa chambre. Enchanté. Je… vous ai vue sur la photo.

Je pointe la photo en question. Elle repère plutôt la boîte du magasin de lingerie, les papiers de soie laissés négligemment sur le plancher du couloir, le bouton de ma chemise.

- Enchantée. Amélie. Jolie cravate.

Je lui fais l’accolade d’usage en me questionnant sur mon haleine.

vendredi 4 septembre 2009

Sophie et la lingerie

Je ne me suis jamais gêné, contrairement à beaucoup de gars, dans les magasins de lingerie. Au contraire, je m’y sens presque à la maison. C'est toujours dix fois mieux que les Toys'R'Us quand j'étais môme. J'y arrête parfois même sans avoir l'intention d'acheter quoique ce soit, juste pour m'imaginer les vendeuses dans leurs produits, pour toucher les tissus des petites culottes, pour observer les femmes m’examiner, en pleine contemplation, et me demander ce qu'elles pensent d'un type qui flâne dans un magasin de lingerie.

Cette fois-là cependant, j'avais en tête d'acheter pour l'anniversaire d'une ex-collègue de travail avec qui j'avais partagé des dizaines de chambres d'hôtel (bien que nous en louassions toujours deux pour ne pas semer le doute chez les comptables), un négligé en satin vermillon. J'avais donc l'esprit traversé de souvenirs de peaux roses, d'haleines haletantes, d'humidité et de lèvres lorsque, par une coïncidence inouïe, j'aperçus dans l'étalage des pyjamas celle qui s’était offerte à moi en esclavage (littéralement), quelques semaines plutôt, Sophie. Elle ne se doutait pas encore de ma présence, et j’en profitai pour lui faire une surprise. Je contournai les déshabillés, passai devant les désirables jeunes caissières qui espéraient que je transige, avec leurs grands sourires de cégépiennes, et par derrière je posai mes mains sur ses épaules.

Malaise.

- Oh, hé, je… qu’est ce que tu fais ici? me demanda-t-elle nerveusement.
- Je magasine.
- Tu… trouves ce que tu cherches?
- Oui, mais j’aurais acheté tout le magasin et les caissières avec. Et toi? Tu trouves de quoi être confortable?

Elle brandit sous mes yeux l’affreux pyjama de flanelle qu’elle semblait avoir choisi.

- Tu en dis quoi?
- Oh, mais ça doit être confortable.
- Ça doit.

Elle détourna les yeux, enfonça ses mains dans les autres pyjamas.

- Écoute, Sophie, ne faisons pas comme si nous ne nous étions jamais envoyé ces courriels, tu veux?
- Ouais, non… j’veux dire, j’assume tu sais.
- Tu cherches toujours? Un maître, je veux dire?

Elle vérifia que nous n’étions pas entendus par des oreilles indiscrètes.

- Je ne sais pas, peut-être.
- T’as déjà eu du bon sexe, Sophie? Du vrai bon sexe, je veux dire.
- J’imagine que oui?
- Tu imagines…

De toute évidence, jamais on ne l’avait prise par la gorge, jamais on ne l’avait soumise, ou encore jamais elle n’avait osé dominer, jamais elle n’avait giflé, ni même griffé la chair d’un mâle.

- T’as le temps pour un café?
- Ouais.
- Je t’offre le pyjama.

Je payai la facture à Chloée, la caissière en formation, pendant qu’Adèle, sa collègue ainée, fourrait dans deux sacs mes achats, sans ménager ses sourires ni ses manières aguichantes, et je remis celui qui contenait le pyjama à Sophie qui me remercia sans cacher sa gêne.

Elle commanda un capuccino, moi un café des plus ordinaires. Elle s’ouvrit à moi facilement, comme dans sa lettre, exposa ses échecs, ses déceptions, ses passions, aussi. Elle faisait du slam tous les jeudis dans un bar que j’avais fréquenté souvent début vingtaine où ils faisaient jouer Arthur H. Naturelle, elle gagnait en beauté, comme toutes les femmes. La crainte du regard erroné de l’autre s’effaçait des traits de son visage, son discours devenait plus fluide, et surtout beaucoup plus intéressant. Elle m’invita à aller l’écouter, jeudi dans deux semaines, et j’acceptai, surtout pour lui faire plaisir, à elle qui plus que tout avait besoin de reconnaissance, par altruisme, surement pas par amour du slam. Elle me montra les tatouages qu’elle avait au-dessus du sein droit (un chapeau à plumes) et sur la hanche (un troubadour). Je lui montrai ma cicatrice au cou (un accident de pêche). On se moqua l’un de l’autre. On se demanda comment allait Julie, si elle avait finalement fait tuer son outre-mangeur de chat, si Philippe avait eu son visa pour l’Argentine.

Je devais partir, j’avais un cadeau à offrir et je le lui dis.

- Alors, on se voit jeudi?
- Oui, j’y serai, à moins d’une urgence.

Son sourire mourut immédiatement et totalement lorsque, en me levant, ses yeux se posèrent sur le sac du magasin de lingerie que j’emportais. Soulagement.

mercredi 2 septembre 2009

Le plus délicieux des mensonges

J’avais été convié au vernissage d’un ami de longue date et je lui avais demandé de m’accompagner. Elle s’était parée de ses plus beaux atours, portait une robe exceptionnelle qui enserrait sa taille d’un soyeux tissu carmin et laissait imaginer des seins de nymphe; s’était maquillée avec minutie et modération et s’appliquait à se déplacer avec la grâce des aristocrates. Nous étions arrivés déjà un peu échaudés, grâce à une bouteille de vin rouge du Château de Chamirey que nous avions partagée pendant le repas, dans un restaurant respectable, à quelques coins de rues de la galerie où se déroulait l’événement. Il n’y avait pas foule, mais une poignée de gens distingués avaient accepté l’invitation. Nous fûmes accueillis par l’artiste; il était fier – avec raison, et il nous offrit à chacun une coupe de champagne. Nous lui offrîmes toutes nos félicitations, puis il s’excusa et nous le perdîmes au profit d’une journaliste, une amie à lui, avec qui il avait tout intérêt à discuter de ses démarches.

Nous contemplâmes ses œuvres d’intérêt mineur, tout en saluant des connaissances que nous avions perdues de vue depuis des années et dont l’existence nous importait peu, sinon pas. Nous commentions sur ces femmes saoules, sur ces hommes dont le charme n’opérait pas tel qu’escompté, nous pouffions de rire en apercevant ces imbéciles s’empoigner le menton, raidir les lèvres et hocher de la tête devant des détails imaginés : « Il y a définitivement, par là, où le bleu et le rose se rencontrent, une silhouette, oui, j’y vois un homme et là, peut-être, euh, une femme. La symbiose des sexes, pourrait-on dire, hmm?»

Elle me fit un regard aguichant en annonçant qu’elle devait trouver les toilettes, mais je préférai feindre de l’ignorer, ce qui avait pour effet, je le savais, d’éveiller en elle un déluge d’envies inexprimables en public. Je me concentrai sur une toile qui avait plus de potentiel que les autres et lorsqu’elle revint, je lui en fis la remarque, mais elle ne s’y intéressa aucunement, s’approcha sauvagement, saisit ma ceinture, respira mon parfum tout près de mon cou et me chuchota à l’oreille: « Quittons, tu veux? »

J’avais baisé cette femme pour la première fois alors qu’elle avait dix-neuf ans, dans la piscine de ses parents, juste en tassant son bikini, sous l’eau, et je me rappelais encore cet ébat lorsque je me sentais seul. Elle s’était ensuite mariée, s’était divorcée quatre ans plus tard; alors nous nous étions revus par hasard pendant que je renégociais mon contrat de téléphone mobile et nous avions encore joui ensemble. Nous avions l’un pour l’autre des sentiments partagés entre une amitié décente et de vifs désirs charnels – souvent bonifiés par un taux d’alcoolémie juste suffisant pour s’empêcher de quitter en voiture. Pendant des mois nous ne nous voyions pas, puis elle m’appelait ou je l’appelais et à nouveau nous tombions l’un pour l’autre pendant une nuit, parfois deux.

Elle insista pour que je l’amenasse chez moi et c’est ce que nous fîmes, afin d’éviter la présence importune d’une amie qu’elle hébergeait après que la pauvre se soit fait marteler la tête sur le sol par son barbare de mari. Pendant que je manipulais gauchement mes clés afin d’ouvrir la porte, elle glissa sa main entre mes jambes et rejoignit mon sexe déjà gonflé. Nous fîmes éruption dans le loft comme deux éperdus et nous nous retrouvâmes, moi sur le dos, elle par-dessus moi, sur mon gigantesque lit, souriants, conscients du moment le plus heureux de notre semaine.

- Angélus, ne sommes nous peut-être pas faits l’un pour l’autre?

Sa question résonna comme une timbale, provoqua l’image d’une armée aux portes de la forteresse.

- Il me semble qu’à tout le moins ce soir, nous le sommes, non?
- Je veux dire…

Elle mit ses deux mains sur mon collet.

- Oh, Alexia, vraiment? Tu penses à cela?
- Je ne sais pas, des fois… Je… Je ne sais pas! Pas toi, jamais?

J’étais attendri. Il me vint brièvement à l’esprit l’idée de lui mentir et de lui dire oui Alexia, nous sommes faits l’un pour l’autre, j’ai envie que jamais tu ne me quittes, jamais nous ne flétrirons, toujours aussi intensément nous baiserons.

- Je t’adore Alexia, on passe du temps incroyable ensemble, mais tu me connais, je ne suis pas comme ça, ce n’est pas ce que je veux. Je crois que j’ai toujours été super clair.
- Ah, je sais, Angélus, je suis juste saoule, je crois, et je passe tellement du bon temps, je voudrais que ça dure toujours.
- Rien ne dure toujours et c’est pour ça que c’est si bon.
- T’as toujours raison, tu m’écœures, salaud!

Elle me gifla presque gentiment. Je la retournai, je l’embrassai et nous fîmes l’amour, doucement, comme si nous avions été deux vierges. Nous le fîmes avec un amour réel, avec une volonté de s’inscrire dans l’éternité, de prolonger le corridor de notre bien-être vers l’infini. Le plus délicieux des mensonges. La plus viscérale des illusions. L’amour immortel au-delà d’une nature éphémère. La plaisanterie par quoi tout est.

Je me sentais donc comme l’ange de la mort, sous le rayon du soleil matinal, en lui annonçant que cette fois avait été la dernière, que jamais nos corps bouilleraient ensemble à nouveau, que jamais nos esprits encore s’immoleraient à la musique du Mâyâ. Elle m’accusa dans des coulées de Rimmel de craindre l’avenir, de fuir l’amour, à quoi je plaidai que j’étais plutôt éternellement amoureux du présent et de tout ce qui y passait. Je lui offrais de ne pas se transpercer le cœur de mirages, elle me disait « blesse-moi ». J’étais pour elle un déserteur et un lâche, mais pour moi-même, j’étais le soldat au combat pour ne pas répudier l’essence du monde, momentané et aléatoire, et je perpétuais le difficile sacrifice de ne jamais mentir, ni à moi-même ni aux aimés, sur la nature de la perpétuité : illusoire et félonne. Victoire amère, mais victoire nécessaire dans ma poursuite du merveilleux, du beau et du vrai. Le mensonge est délicieux, mais il impose à l’esprit des cataractes qui amoindrissent la volupté d’être en vie avec extravagance et spontanéité, libre et fou, jeune jusque dans la tombe.

- Ce n’est pas toi que je repousse, Alexia, c’est cette vibration en toi, celle qui pour la première fois devant moi t’arrache des larmes lorsque je dis je t’aime mais laisse-moi.