dimanche 13 septembre 2009

Consoler Sophie

- Alors, confo, le pyjama?
- (Rires) Oui, merci, je suis contente que tu sois venu.

Sophie posa son verre de Griffon rousse sur une table autour de laquelle des poètes insultés s’étaient rassemblés, puis me fit l’accolade. J’étais venu seul, j’aurais préféré une soirée avec des amis de Québec qui étaient en ville, mais j’avais promis de venir entendre son slam. Le bar était rempli d’étudiants à foulards et de quadragénaires rasés à l’œuf dans une tentative ratée pour se rajeunir.

Sophie était lumineuse. Elle avait fait couper ses cheveux blonds aux épaules, avec une adorable frange courte, portait des lunettes mauves, et avec son piercing à la lèvre inférieure, elle avait un petit air kinky qu’il m’était impossible d’ignorer. Elle réciterait son texte plus tard, ne semblait pas nerveuse, anormalement gaie. Elle me présenta à des amis, Simon, Jean-Sé, et il y avait Valérie que j’avais déjà rencontrée, une connaissance d’un ami d’une amie, à peu de choses prêt. Je pris place, commandai un infect scotch double, et nous discutâmes de la malédiction des poètes, de Grand Corps Malade, puis des bas avec orteils et de la texture en bouche des palourdes.

Je regardais Sophie, envahi de mes particulières fantaisies (je m’imaginais la tenir dans ma main, la flatter comme un animal, lui foutre une chiquenaude sans raison, lui donner des ordres –couche-toi par terre, salope, et lui écarter les fesses pour voir la couleur de son anus). Elle me fit un sourire timide, auquel je répondis en doublant le diamètre de mes yeux.

- On va fumer, dehors? proposa-t-elle.
- Ouais, allons prendre l’air.
- Hey, on revient, les palourdes.
- A plus, phytoplanctons.

Je la suivis jusque dans une ruelle, pas loin de là. Elle s’alluma une Peter Jackson.

- Tu me sembles diablement de bonne humeur, Sophie. Je ne t’ai jamais vu autant sourire.
- J’suis contente que tu sois là et je crois que j’ai un foutu bon texte à lire, répondit-elle en soufflant sa boucane par en haut, en penchant la tête derrière.
- J’ai hâte d’entendre ça.
- Eh, je me demandais, tu fais quelque chose, après?
- A priori, non.
- On peut aller chez moi, si tu veux… Oh, juste comme ça, hein, pour jaser, boire un peu…
- Ok, si tu veux, je ne quitterai pas à des heures impossibles, je dois aller au bureau quelques heures demain matin.
- Parfait, monsieur occupé.

Elle récita son poème vers les dix heures et quart, une longue plainte sur le consumérisme, le port de la cravate, sur les ours polaires noyés faute de banquise, l’air climatisé, les enfants-putes, les mouches dans les yeux des misérables, etc. J’étais en partie d’accord avec tout ça, mais j’en avais plus que marre des discours moralisateurs sur le ton voyez donc ce que ça donne, le délire de notre société, bla bla, maudits soit-on. Elle revint à la table sous des applaudissements modérés, quelques sifflements, sans plus. Elle semblait déçue.

- Et voilà, c’est ça qui est ça, dit-elle en levant les épaules, un soupire étouffé.

Sophie semblait avoir cru que son récital allait la libérer de tout le poids des infamies du monde. Qu’en dénonçant, elle se libérerait. Elle paraissait maintenant constater que rien n’était plus léger, qu’au contraire, tout était peut-être un peu plus vif une fois avoir synthétisé, devant l’indifférence de la foule, le Grand Mal Social, ou whatever.

- On se sent libérée? demandai-je, sous le regard stupéfait de ses amis.
- Pas vraiment. J’ai envie de m’en aller.
- Ben voyons, Sophie? Il est dix heures et demie. C’était super bon ton texte, y’a des gens qui vont vouloir t’en parler! s’opposa Simon.
- Oh je m’en fous, je veux sacrer mon camp là.
- Allez, je te ramène, Sophie, dis-je.

Les deux gars contractèrent le visage en voulant dire what the fuck, à quoi Valérie répondit par des yeux qui disaient c’est tout Sophie, ça.

Ma voiture était stationnée à quelques coins de rue, et dès que sa portière fut close, elle éclata en sanglots, les deux mains aplaties au visage, un véritable raz-de-marée, un krach du cœur, une overdose d’émotions. Elle se trouvait pathétique, nulle, perdue, petite, superflue, vide, incapable. Elle perdait son souffle pendant de longues secondes au bout de ses sanglots, m’effrayait presque dans son désespoir. J’avais posé ma main sur son épaule et j’avais éteint la musique. Je demeurais silencieux, je sifflais des shhh affectueux lorsqu’elle se flagellait d’adjectifs disgracieux.

Après qu’elle eut pleuré pendant une demi-heure ferme, je voulais briser sa chaîne de pensées, je pris entre mes doigts son piercing et l’obligeai à me regarder dans les yeux.

- Tu arrêtes de pleurer maintenant, ça suffit. On va chez toi.

Elle renifla, essuya ses larmes, mais ses yeux se remouillèrent et je sentis ses poumons gonfler à nouveau par petits souffles saccadés. Je la giflai sur la joue droite, fermement, à peine gentiment, et immédiatement l’hémorragie cessa. Je lui remis la boîte de mouchoirs.

- Arrête, j’ai dis. Regarde droit devant et respire.
- Oui.

Nous nous rendîmes, elle en reniflant, moi en gardant le silence, jusqu’à son appartement, à dix minutes de là, un trois et demi décoré de posters des Ramones et de Tommy Lee, d’une sérigraphie pop’art.

- Tu veux une bière?
- Non, juste de l’eau, s’il-te-plaît.
- Comme tu veux…

Je m’assis dans sa causeuse à une place, perpendiculaire à son grand sofa jaune. Elle revint avec un verre d’eau plate pour moi, une bière pour elle.

- Écoute, je suis désolée pour tantôt, j’ai vraiment foiré.
- Ça va, Sophie, t’en fais pas. Quand il faut pleurer, faut pas se retenir... Ne sois pas désolée, c’est inutile.
- J’ai aimé ça, tu sais, la façon dont tu m’as… consolée. Ta fermeté. Ton autorité.
- Oui… je sais.

Elle s’était placée devant moi. Je faisais face à sa jupe blanc-cassé, je voyais son troubadour tatoué dépasser de sa hanche. Son misérabilisme, somehow, m’excitait. Un monstre en moi voulait la brutaliser, lui cracher au visage et la baiser sans pitié, sans ménagement, lui faire mal, la faire saigner. Elle se pencha :

- Tu ne voudrais pas me gifler, encore, un peu plus fort que tantôt? Vas-y, dit-elle en approchant son visage, je sais que tu le veux… Frappe-moi, tu sais que je le mérite.

L’envie me prit de lui flanquer une puissante claque, de la faire tomber sur le plancher, de remonter sa jupe sur ses hanches et de la prendre comme un démon, mais je me contins, me levai, je l’empoignai fermement par la nuque, j’écrasai mes lèvres contre les siennes, et je mordis son piercing comme pour l’arracher. Je l’écartai brusquement de moi et m’imaginai son corps nu enchevêtré dans des câbles lui brûlant la peau, la bouche bâillonnée.

Trop facile, trop facile. Trop de pouvoir. Je vais la détruire.

Je me détournai, m’en alla en direction de la porte, elle resta plantée là au milieu de son salon.

- Je vais te détruire, Sophie. Je dois y aller. On s’écrira, ok? Prend soin de toi… appelle Valérie.

Pendant que je démarrais ma voiture, j’aperçus Sophie à sa fenêtre, avec dans les yeux un regard de satisfaction auquel je ne m’attendais pas. Elle baisa la fenêtre, y laissa un rond de buée.

Aux lumières rouges, j’étais pris dans mes songes, je regrettais presque d’avoir déserté, puis je me convainquais que j’avais eu raison. Mais le sourire de Sophie me revenait à l’esprit… L’avais-je sous-estimée? Devais-je la posséder, l’asservir, comme elle le demandait avec tout son être, ou devais-je plutôt lui commander de l’Effexor sur le net? Et moi, qui succombait presque au malin, devais-je m’y abandonner, ou devais-je consulter un psy?

De retour chez moi, j’aurais espéré retrouver le nom de ce chauffeur de taxi paki qui vendait de l’opium, me coucher sur le dos, et planer en écoutant Ravi Shankar. Plutôt, je me masturbai à genoux dans la douche, me mis au lit avant minuit, avec le Cellier édition automne et je m’endormis en écoutant Chopin. Que vais-je faire de toi, Sophie?