Je devais disparaître et c’est ce que je fis. J’annonçai à mon patron qu’il avait fini de me faire chier avec la classification des Publications du Québec en ordre alphabétique, à mes amis que je me poussais et que je n’aurais pas besoin d’aide pour déménager, à mon amie de cœur de l’époque que j'avais besoin de trop d'espace pour l'emmener, à mes parents que leur fils disparaissait.
J’avais loué un appartement trop cher près de l’Université Laval, avec un balcon immense et des planchers de bois qui craquent. Je n’avais pas de télé, mais un bon système de son, beaucoup de disques, et une pile de Maxim. Je m’étais trouvé un emploi dans une autre librairie où je travaillais de midi à neuf heures et où on devait puncher. J’arrivais toujours avec une ou deux minutes de retard, et comme on obligeait les retardataires à faire signer par un supérieur leur petite carte, ma patronne se fit rapidement à l’idée que j’étais un insoumis, idée que je lui confirmai de vive voix. Nous nous entendîmes là-dessus, et tant que je classerais les auteurs dans le bon ordre alphabétique et qu’elle pourrait entretenir le fantasme de moi la baisant sur la pile de Petit Larousse fraîchement sortis des boîtes, elle ne m’embêterait pas avec mes crottes d’yeux encore logées dans ma conjonctive bulbaire ni avec mes retards.
Je ne connaissais personne dans la ville sinon un oncle et une tante que je voulais éviter à tout prix. Donc la plupart du temps, je m'isolais dans mon quatre-et-demi, je fumais des cigarettes infectes, des joints gros comme des cuisses, je buvais un maximum de bières internationales que j’exposais sur le haut des armoires, je me masturbais en regardant du glam porn, et j’écrivais de mauvais poèmes sur la nature de l’homme et sur sa ô souffrance. Je faisais mon lavage seulement si mes vêtements puaient, mon ménage seulement si j’attendais des visiteurs. J’écoutais du black metal ou de la musique classique, rien d’autre. Je voulais me détruire, je ne savais pas comment, ni même par où commencer. Je voulais devenir nul, néant, mais je ne voulais pas mourir. Sur le net, j’utilisais le pseudonyme NiHiLuM.
Pendant un après-midi tranquille, à la librairie, un type de mon âge habillé tout en noir vint me demander de lui dénicher un livre. Je connaissais le bouquin en question, et il en fut si étonné que je tombai dans ses bonnes grâces et il me fit la discussion pendant une bonne heure. Il me donna son numéro de téléphone, son adresse courriel; il avait une blonde à Montréal, il voudrait qu’on aille tous les trois se saouler quelque part. Il s’appelait Xavier et elle Fannie.
La semaine suivante, nous étions dans un bar sur la rue Saint-Jean. Xavier avait un look qui frôlait le punk, il semblait fragile, le genre de gars qui attire les problèmes, qu’on aurait facilement imaginé se faire battre et violer par six enragés. Fannie s’était beurrée les lèvres de mauve, son maquillage avait un peu coulé pendant la journée, elle portait des bas-collants troués qu’elle avait surement dû piquer à une pute. Xavier se brûlait les doigts avec la flamme de la chandelle placée sur la table et disait que l’esprit devait toujours avoir le dessus sur le corps. Cela m’amusait; il n’arrivait pas à me convaincre. Elle s’était alors fait couler de la cire chaude entre les deux seins. Il s'était écrasé une cigarette sur une vieille cicatrice, entre le pouce et l'index, là où il les écrasait «tout le temps». Pour eux, le corps était une poubelle, un réceptacle innaproprié pour leur égo plus grand que nature. Il fallait non seulement le maîtriser en apprivoisant la souffrance, il fallait la provoquer. Leur tentative de syllogisme tordu allait comme suit: ceux qui apprivoisent la souffrance souffrent moins, je peux maîtriser la souffrance, donc en étant parfait maître de ma douleur je ne souffrirai plus. Prémisses fausses qui débouchent sur une conclusion dangereuse. De la philosophie d'égoût.
Quand Fannie s'éclipsa pour aller aux toilettes, Xavier me demanda s’il avait envie qu’on la fourre tous les deux, à soir - elle va dire oui t’sais. Je n’avais à priori rien contre l’idée de baiser à deux mecs une white trash dans le genre de Fannie, mais Xavier me dégoûtait par son enthousiasme, par son langage pauvre, inexact, par la petitesse de sa personne et Fannie par sa résignation et surtout par le fait qu'elle sortait avec cette merde. J'aurais de loin préféré baiser une prostituée avec le doyen d'une faculté de théologie.
À ce moment là, je fus happé d'abord par le dégout de ces deux créatures, ensuite par le dégout, plus important et plus lourd de conséquences, de moi-même. J’avais atteint ce que j’avais sans doute recherché en disparaissant: le plus bas niveau d’existence que je ne tolérerais jamais. J'étais une flaque tiède sur le plancher. J'étais mort, en dedans.
- Xavier, je fous le camp.
- Quoi, man, t’as pas envie de la fourrer? Ok, ok, j’aurais pas dû dire ça, peut-être. Hey, vas-t’en pas? Calisse, dude!
Sur le trottoir, j’aperçus par la fenêtre Fannie hausser les épaules, Xavier blasphémer. Les deux mains dans les poches je marchais en fixant le sol, en remuant mes pensées.
Cette nuit, dans mon lit, après avoir fait un minimum de lavage et de ménage, je pleurais comme un nuage. Je fis la seule prière qui me fut significative dans ma vie: je promettais à je-ne-sais-trop-qui, sans doute à moi-même, de devenir le meilleur homme possible, de viser l'élite de l'humanité, de cultiver le génie, de combattre la médiocrité comme un véritable croisé, chez moi comme chez l'autre.
La semaine suivante, je disais à ma patronne qu’elle avait fini de me faire chier avec l’architecture de la présentation du millier de Petit Larousse, à mon proprio que je ne lui paierais pas le prochain mois, ni les autres d’après. Je retournais chez nous. J'avais besoin de réapparaître. De ressusciter. Et c'est, en quelque sorte, ce que je fis.
dimanche 20 septembre 2009
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Premièrement, fort bon texte encore une fois, déroutant d'intensité.
RépondreEffacerEt puis, il y a ça aussi: «J'aurais de loin préféré baiser une prostituée avec le doyen d'une faculté de théologie».
L'image est parfaite.
Ressuciter ou renaître de ses boues...
RépondreEffacerIl y a des écritures dont on ne ressort pas indemne, c'est le cas de la tienne, qui me bouleverse...
Je conserve:
"Pour eux le corps était une poubelle, un réceptacle inapproprié pour leur égo plus grand que nature(...). De la philosophie d'égoût."
merci ...
Dommage que Québec soit liée à jamais pour vous à des souvenirs si sombres. C'est une ville si jolie et lumineuse.
RépondreEffacerLe tapageur: Je doute toutefois des capacités d'un tel doyen... ;)
RépondreEffacer97: Merci? Non c'est moi qui vous remercie.
SexySoda: Québec n'est pas liée seulement à cela, vous savez. J'adore cette ville. Je ne fais pas ce genre de lien superflu dans mon esprit. Québec est Québec, le passé le passé.
Le fait de tomber bien bas nous donne envie de remonter? Pas pour tout le monde apparemment si les clopes étaient tout le temps écrasées entre le pouce et l'index.
RépondreEffacerAu moins vous avez vu ce que vous ne vouliez pas être, la vérité en face des yeux.
Vous pouvez au moins vous réjouir... vous ne pouvez pas descendre plus bas! ;)
RépondreEffacerJe suis curieuse de savoir quelle librairie, et quand.
RépondreEffacerSinon, je me permettrai de dire que tu es davantage fait pour écrire des livres que pour les vendre. Je suis tout à fait ravie par ton style et par la justesse de tes images.