Un vendredi soir, il y a de cela des années, je devais avoir dix-sept ou dix-huit ans, ma cousine m’avait invité à me joindre à elle et ses amis pour aller boire du whiskey dans un bar du boulevard Saint-Laurent. Comme mes seules autres options étaient un match de hockey sur la nouvelle télé géante d’un collègue de la librairie ou écrire quelques pages pour ce roman qui ne s’achèverait en fin de compte jamais, je décidai de me joindre à eux pour cette soirée, au grand enchantement de Jolianne qui ne m’avait pas vu depuis des mois. Non seulement je m’évitais la pluie de commentaires partisans, barbares et irréfléchis des fidèles des Canadiens de Montréal (qui perdirent ce soir là – la faute aux arbitres, disait un type saoul dans la rue), mais il y aurait des musiciens, des sourires, des filles, du scotch.
C’était l’automne et l’haleine de l’hiver soufflait déjà dans les rues. Jolianne étudiait le chant, était jolie comme une fleur sauvage, et s’était facilement entourée des meilleures personnes de sa faculté grâce à son charisme évident et à ses manières élégantes qui auraient dulcifiés les pires rustres. Elle adorait ma compagnie, passait son bras sous le mien, riait beaucoup. Elle me présenta à ses amis Eduardo, Luc, Vince, et Véronique comme étant son distingué cousin favori; pas touche sans ma permission, compris Vince?
Il fallait savoir où il se trouvait, ce bar : pas de nom, fenêtres teintée, comme s’il eut été question d’une maison de jeux clandestin. A l’entrée, un gros chien blanc somnolait près de la table de billard, levant ses yeux blasés vers les clients qui entraient. Le plancher de bois avait perdu sa droiture depuis des années et craquait obstinément sous nos pas. Le bar, à droite, n’avait pas été rénové depuis des lustres. Il y avait derrière des photos signées de Maurice Richard, de vieux disques phonographiques et des trophées quelconques. A gauche, de vieilles tables de bois grafignées entourées de chaises rafistolées. Tout au fond, un piano droit antique, une caisse claire à fut en bois sur laquelle reposent deux balais, une contrebasse accotée au mur, et une guitare authentique des années trente que son propriétaire a bricolée pour y des ajouter des microphones. Nous prîmes place à une table à moins d’un mètre du piano, d’où il nous serait possible de voir la sueur perler sur le front des artistes.
Véronique, une clarinettiste aux cheveux châtains, aux lunettes rondes et aux traits sibyllins, enveloppée dans un droguet gris, était fort grisée après son troisième verre de scotch, absorbés peut-être un peu hâtivement :
- Jolianne m’a dit que vous étiez sensés vous marier, vous deux. Haaaa. Une chance qu’on ne tient pas toutes nos promesses d’enfant.
- Je m’étais promis de découvrir un jour un nouveau continent, j’serais bien mal pris!
- T’sais, Angélus, moi j’crois qu’il y en a, des nouveaux continents, il, il, il s’agit de savoir sur quel plan, vous comprenez? Par exemple, hmmm, il y a d’autres dimensions, ouais, pourquoi faudrait-il qu’il n’y ait que trois putains de dimensions, hmm? On sait pas. Il pourrait y’en avoir quarante-douze des foutues dimensions!
- Oui, je vous suis tout à fait. Moi je voudrais bien découvrir la dimension d’où est ressorti Lewis Carroll. S’agit de repérer ce damné lapin.
- Haaaa. Vous me faîtes rire, Angélus. Hé, on se prend un autre verre avant que le show commence. C’est moi qui paye.
- Non, s'opposa ma cousine Jolianne, j’insiste, j’y vais, hey tout le monde, c’est ma tournée!
Elle parvint à s’entendre avec le barman et propriétaire pour lui acheter sa bouteille de MacAllan douze ans, qu'elle posa au centre de la table avec six snifters propres au moment où les musiciens faisaient leur entrée, applaudis par une trentaine de spectateurs fébriles.
Le pianiste portait un chapeau usé, le guitariste des bretelles à motif à carreaux, et le contrebassiste disparaissait presque derrière son éléphantesque instrument. Le batteur semblait démuni derrière son unique caisse claire. Ils mirent feu à l’air ambiant dès les premières notes et tous déjà se dandinaient et tapaient sur leurs cuisses. Eduardo nous offrit à chacun un cigare tiré d’une boîte ramenée par son oncle du Brésil, ce que refusa Jolianne pour ne pas abîmer sa chère voix. Entre deux pièces, le pianiste parvint à se foutre une cigarette entre les lèvres, sans avoir eu le temps de l’allumer. Alors qu’il foutait la volée du siècle à ce piano, je m’étirai le bras pour lui allumer, et parvint à me lever son chapeau entre ses quatre-vingt notes au dix secondes.
Après le cathartique spectacle, les musiciens déposèrent leurs instruments et le pianiste, Alain de son prénom, approcha son banc de notre table pour jaser-fumer-boire, et nous nous entretînmes sur les différences entre le jazz noir, viscéral, et le jazz blanc, cérébral. Véronique débitait des incongruités toutes aussi déroutantes les unes que les autres, mais qui ne manquaient pas de fond :
- Le problème avez le jazz blanc c’est que ça manque de sexe. On dirait qu’ils ne se font jamais sucer, ou j’sais pas?
Alain adorait ça et la regardait avec un sourire imbécile. Les mecs qui sont charmés par des femmes saoules perdent une partie de l’estime que je pourrais leur vouer.
- Ouf, il fait un peu chaud ici, vous trouvez pas? Fuck. J’vais avoir besoin d’air, j’pense.
Il la suivit dehors, avec Luc, qui s’inquiétait un peu que sa coloc finisse par faire des crêpes toute la nuit sur le plancher de sa salle de bain. Je surpris Vince à me fixer longuement pendant que Jolianne racontait la fois où elle avait chanté à Las Vegas dans un casino bondé de mafiosi italiens et qu’elle s’était fait demandée en mariage par un sicilien – en italien (on avait dû lui traduire)! Le pauvre, disait-elle, faisait une telle gueule devant son refus qu’elle l’avait pris en pitié et lui avait donné son foulard, mais l’orgueilleux le lui avait relancé vulgairement à la figure. Luc revint seul en disant que Véro avait quitté avec le pianiste, totalement saoule, qu’il pensait que ça serait correct, elle est assez grande, là. Luc rentra en taxi peu après, et on m’expliqua qu’il était mort de jalousie, lui qui essayait de séduire désespérément Véronique depuis qu’ils avaient emménagés ensemble.
Nous rentrâmes tard, vers quatre heures du matin, après avoir titubé bras dessus bras dessous, Jolianne et moi, jusqu’à son appartement. Je me laissai choir comme une gélatine sur son sofa.
- Angélus, tu ne dormiras pas là quand même. Viens dans mon lit, tu vas beaucoup mieux dormir.
- Euh… ouais? Tu sais je peux dormir ici, c’est ok.
- Oh, arrête donc. Go, j’veux dormir moi aussi. Tu vas te réveiller en Bossu de Notre-Dame si tu dors là.
Nous nous alitâmes sans trop de gêne, bien que par pudeur je gardai mon t-shirt et me tournai dos à elle, qui avait enfilé un pyjama. Je m’éteins aussitôt, peu après l’ampoule.
Je fus réveillé une heure plus tard par des coups insistants à la porte. Jolianne s’était collée à mon dos, ne se réveillait tout simplement pas. Je me dégageai doucement, remis mon jeans, et longeai les murs jusqu’à l’entrée.
- Jolianne! T’es là? chuchotait la silhouette, comme si on avait pu l’entendre de la chambre.
- Véronique? Hé, ça va?
- Haaaa. Angélus, t’es là, toi! Écoute j’me sens pas bien…
- Ben rentre.
- Ah j’étais chez, euh, Alain, pis j’ai du vomir trois fois dans sa toilette.
- Hm. Hm.
- J’suis partie, j’voulais pas me réveiller là demain. Comme j'étais à deux rues d'ici... Penses-tu que j’peux dormir ici?
- J’imagine que oui, euh, installe-toi sur le sofa, juste là.
- Tu dors où toi?
- Euh, avec Jolianne.
- Aww. Je vois.
- Oh, arrête.
- Faut que je me couche, déclara-t-elle en me présentant ses paumes et en agitant les doigts, j’ai la nausée.
- Bon, alors je t’amène un sac ou un seau et je retourne me coucher. Bonne nuit, Véronique.
Le lendemain vers midi, Jolianne s’était levée avant moi et était venue me réveiller un peu plus tard, en se lançant sur le matelas, avec un bout de papier entre les doigts.
- Bon matin! Hé, Véro est passée ici?
- T’as rien entendu, hier, tu rêvais trop, ma belle.
- Regarde sa note… la conne. Je vais la battre. Elle connaît pas ça elle les condoms?
Vous êtes pas mal cute les deux couchés un par-dessus l’autre, les cousins. Jolianne merci pour ta toilette, j’espère qu’il ne reste pas trop de motons, mais j’ai checké pis ça devrait être ok, à moins que ça remonte? Je viens de réaliser que fuck, il faut que j’aille me chercher la pilule du lendemain, j’étais en plein dedans moi là, hier, le pianiste, Martin, il a du m'arroser l'oeuf bien comme il faut. Tu dirais à Eduardo que j’peux pas aller à la pratique cet aprèm? Dis-lui que je suis occupée à m’avorter, j’men fous, mais j’ai pas envie qu’il me fasse la morale. Oh, j’ai fini ton jus d’orange. Et y’a plus de papier-cul dans ta salle de bain. Ok, j’men vais, et dis à Angélus que si jamais il lâche ses cousines, il peut m’appeler pour aller au cinoche, quelque chose.
Véro
samedi 3 octobre 2009
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Le bar, j'avais l'impression d'y être.
RépondreEffacerLa finale est top.
Merci pour le sourire, ça manque toujours, le lundi matin. :o)
Ouais, ça commence bien la semaine. :)
RépondreEffacerJ'espère que de cinoche il y eut.
RépondreEffacerÇa nous donnera un autre joli texte à lire ;)