Sophie,
Je ne tiens plus la route. Je n’arrive plus à retenir ces images, ces idées, ces mots, pris dans le filet de mes inhibitions, qui ne cherchent qu’à t’atteindre et qui feront chavirer ma raison bien avant d’abandonner leur destinatrice. Alors me revoilà. J’ose.
C’est que, vois-tu, j’espérais secrètement que tu me réécrirais, même après t’avoir ainsi plaquée, que tu me supplierais de venir te cueillir, j’espérais de te voir un matin à ma porte avec tes valises, le visage blême sous des dégoulinades de mascara, prends-moi chez toi Angélus, j’ai foutu le feu à mon appart, je pense que la vieille du sixième a cramé comme du bacon, je ne sais plus où aller, je ne veux pas mourir, je ne veux pas souffrir. J’aurais voulu pouvoir te sauver. Plutôt, je t’ai entrevue l’autre soir sur le campus avec un type à foulard et béret, tu le tenais par le bras, tu ne souriais pas, lui non plus, mais tu avais l’air paisible, satisfaite, repue. Je suis peut-être un vil spécimen hominien, mais j’ai vécu une sorte de déception, comme si une partie de moi te préférait malheureuse, désaxée, instable, troublée, Sophie-toupie, Sophie-bouillie, Sophie-fouillis. Comme si je t’aimais seulement si je pouvais assumer vis-à-vis ta personne un rôle de rédempteur, d’espèce de faux-prophète assumé. Je me permets toutefois, le plus hypocritement du monde certes, de te souhaiter d’être, à tout le moins, en paix avec toi-même. As-tu besoin d'être sauvée de quelque chose sinon des dangereux loups de mon espèce?
Je tiens à revenir brièvement sur cette soirée abrupte, sur cette pente que je t’ai laissée dévaler seule. Je crois, Sophie, que je te sous-estime. J’ai cru que je te détruirais, que je ferais de toi quelqu’un de misérable, j’ai eu la frousse devant tout ce pouvoir sur toi qui m’était offert comme on aurait offert à César la République. Mais je ne crois plus en ta fragilité, plus du tout. Et je crois davantage en la mienne. Ton sourire, à la fenêtre, quand je suis parti, m’a tout dit. Il m’a dit je te fais peur? Il m’a dit tu t’enfuies de quoi au juste? Il a dit tu vas revenir.
J’ai rêvé cette semaine que j’avais accepté ta proposition, que tu habitais dans une pièce aménagée dans un grenier et que te rentrais en retard, un soir. Je t’engueulais salement : t’es allée te faire enculer par ce vaurien de poète maudit, c’est ça? Rien de gentil, je t’assure. J’ai par la suite beaucoup réfléchi à toi. J’imaginais, toi l’esclave, moi le maître, vivant dans un singulier quotidien. Pendant que tu me préparerais un plat de pâtes aux fruits de mer, moi je serais en train de baiser mon ex-collègue Marianne sur le sofa du salon. Pendant qu’on écouterait un match de hockey entre gars, tu nous apporterais des chips et de la bière dans un costume de cheerleader. On me dirait elle est fine ta blonde, je répondrais c’est pas ma blonde c’est mon esclave et les gars seraient vachement impressionnés. Ils demanderaient s’ils peuvent te donner des ordres et je leur dirais que oui, mais qu’il ne serait pas question de te baiser nonchalamment chacun notre tour en regardant le match, ça non. Et là ils seraient déçus et ils me diraient t’as changé Angélus, t’as changé mec. Hey, Betty, va donc me chercher une Boréale! A quatre pattes! Et t’aurais pas le choix. Tu le ferais, résignée, obéissante, sublime soubrette à la lèvre inférieure percée, et ça me rappellerait les fois où on me délègue la présidence des meetings les plus emmerdants, où j’accueille avec un sourire traitre les participants. Mais les jours de semaine, pendant que je serais au bureau, toi tu serais au loft en train d’écouter Joy Division à tue-tête et de peinturer ta liberté sur des toiles géantes que je t’aurais achetées, tu serais en train de poursuivre l’écriture de ces vingt-huit putains de soi-disant romans que tu as commencé et jamais finis, et aussi celle de ton recueil-to-be-born de slam, tu concocterais des bijoux que t’irais vendre aux bazars néo-hippies du quartier universitaire, juste pour dire que t’es utile à quelqu’un d’autre qu’à moi. Des fois, je m’ennuierais de ma solitude, je dirais Sophie, fous le camp, va-t-en à Cuba pour deux semaines, prend ma carte de crédit et magasine-toi un hôtel. Je pourrais techniquement te demander, le soir, de me faire des hand-jobs avant de m’endormir, mais je ne le ferais pas, je suis trop poli, je me contenterais d’exiger qu’à mon réveil, mon petit-déjeuner soit prêt avec un thermos de café, mes chemises soit repassées et l’hiver, que ma voiture soit déblayée, dégivrée et déjà à tout le moins tiédie. Je ne serais pas un salaud, tu sais, je partagerais mes repas, mon vin, tu aurais droit de chauffer le loft même pendant le jour même si je ne suis pas là, d’utiliser le téléphone, tu aurais droit de demander congé et si le cœur m’en disais, je te les accorderais. Mais de là à inviter tes amis, surtout s’ils portent des faluches, alors là… il faudrait négocier – ces épouvantables couvre-chefs m’ulcèrent jusqu’à la moelle épinière.
Les règles seraient simples. Mes désirs seraient tes ordres. Point. Il serait hors de question pour moi de considérer le châtiment physique, les ecchymoses, je trouve ça inesthétique, alors tu devrais t’engager à accepter ta servitude, voire à l’aimer et à en souhaiter la perpétuité. En cas de mutinerie, je pourrais par contre t’imposer la fessée, ou autre punition humiliante. Si tu en venais à trop aimer ces corrections, ce qui ne me surprendrait absolument pas, et à te permettre des largesses inadmissibles, je serais alors dans l’obligation de te priver de nourriture. Une abomination qui me déplairait hautement à mettre à exécution, je l’avoue. Ultimement, je te foutrais à la porte en plein hiver. Quel avantage aurais-je à conserver une esclave désobéissante? En échange, tu serais logée dans un appart luxueux, nourrie comme une Cléopâtre, de plus je serais ton mécène, te procurerais ton nécessaire d’artiste, ferais acheter à mon patron tes œuvres pour le bureau, te laisserais du temps libre dans le temps des fêtes ou même à l’été, et je t’enverrais de temps à autres dans le Sud pour avoir la paix.
Tu vas maintenant sans doute penser que je suis en train de te retourner la proposition. Et… si c’était ce que je faisais – à tout le moins inconsciemment? Serait-ce possible que je sois en train de succomber à cette offre unique? Combien d’hommes se seront fait proposer, d’ici la fin du siècle, une esclave, qui plus est une esclave volontaire? Saurais-je manquer une telle opportunité, fut-ce au prix de la liberté d’une fille qui ne sait quoi en faire?
Je t’avoue, Sophie, ne plus savoir où ranger ces pensées. Si j’ai su me contenir et paraître si froid dans la réponse que je t’avais écrite au départ, je me sens maintenant secoué au milieu d’une tempête génésiaque depuis ce soir où mon esprit à goûter à ce que ce pouvait être de te posséder, depuis que tu entretiens à mon endroit cet insupportable silence. Écris-moi, relance-moi, remets Angélus à sa place, celle d’un jeune professionnel aux idées de grandeur effroyables, dis-lui ce qu’il convient de lui dire, qu’il cesse de t’assimiler aux djinns, qu’il te considère à nouveau comme une femme à part entière, libre et responsable, une femme moderne, libère-le de cette proposition impossible. Qu’as-tu fais de moi, Sophie?
A.
mardi 27 octobre 2009
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Elle a fait de toi son esclave avec juste assez de soumission de sa part!
RépondreEffacerSophie est géniale...
anecdote qui pose la question de l'interdépendance entre le maitre et l'esclave, qui n'est que trop peu évoquée...
RépondreEffacer"Les règles seraient simples. Mes désirs seraient tes ordres. Point. "
de là à ce que tes désirs soient "désordres" ... il n'y a qu'un pas... ;-)
Le Maître n'est pas toujours celui que l'on croit. D'où la beauté et la complexité de ce type de relation.
RépondreEffacerCe doit être ennuyant à la longue de se faire dire qu'on écrit bien (!), alors je m'abstiendrai puisque je n'ai autres choses de plus intelligent à dire. ;)
RépondreEffacerMagnolia: Géniale, Sophie? Oh mais t'as pas entendu son slam... ;) N'empêche, elle sait s'y prendre.
RépondreEffacer97: Interdépendance? Peut-être. Quant au désordre, tâchons de l'éviter et de faire ça proprement, hein! :)
SexySoda: Faudrait pas toujours jouer les mêmes rôles, ça vient redondant, à la longue! :)
Geneviève: Ennuyant, non! C'est toujours apprécié, ça fait toujours friser mon égo. Et ça me donne envie de faire encore mieux. Et venant de vous, qui savez user des mots avec finesse, le compliment en vaut deux.
à la vôtre!
glurp!
10 jours qu'on ne vous a pas entendu et vous revenez avec ça...
RépondreEffacerCa me surprend, ca me choque, la nouvelle vision de Sophie, tout ces propos, les changements de rôle etc.
Les idées sont plus claires aujourd'hui? Et Sophie?
Je suis revenu lire quelques fois sans avoir envie de commenter quoi que ce soit. En fait, je suis sans mot, non pas devant le billet, mais seulement le titre. Oui, ce qui m'épate, c'est le titre du billet. En plus de vraiment bien mettre Sophie en image, il démontre la culture multidimensionnelle de l'auteur. Oui oui, l'auteur s'y connais en soubrette sM, on l'avait déjà senti au travers d'autres texte mais... les Djinn, ce n'est pas de culture très commune. Alors Sophie est devenu ta Djinn, pourquoi pas!
RépondreEffacerBravo pour le titre, ça mérite une mention.