lundi 12 octobre 2009

Merci Henri

Il prononçait des séries de blasphèmes plus longues que les épopées homériennes, buvait de la bière comme les océans boivent les fleuves, il disait le bon yeu nous a tous crossés, adorait Farrah Fawcett dans son garage qui en était tapissé, il s’appelait Henri et venait de mourir. Dans l’élégie qu’avait composée sa femme, ma tante Carmen, elle l’avait décrit comme un homme tendre, sensible, un gentleman qui lui avait demandé sa main dans un tour en carrosse du Vieux-Québec, et les gens s’étaient consultés du regard avec des sourires fourbes. Tout le monde savait qu’Henri avait baisé des putes jusqu’à dix ans avant sa mort. Henri était le deuxième mari de ma tante (son premier l’avait quittée pour un job dans l’Ouest deux ans après leur mariage – elle avait fait alors une tentative de suicide en buvant du gin jusqu’au blackout). Ils n’avaient jamais eu d’enfants, vide qu’ils comblèrent d’une demi-douzaine de chats et d’une putain de perruche. Henri rafistolait de vieilles voitures des années cinquante; Carmen faisait de la poterie.

La réception avait lieu dans une salle des Chevaliers de Colomb, et des centaines de petits sandwiches bourrés de jambon, de thon, ou d’œufs, coupés en triangles avaient été étalés au travers des crudités, sur une table collée au mur, sous les haut-parleurs qui nous faisaient réentendre ces vieux hits d’il y a vingt ans. Je tentais de faire court avec toutes ces vieilles dames qui me racontaient comment j’étais beau quand j’étais gosse, de serrer poliment la main à leurs maris heureusement moins bavard, de me dégager en disant excusez-moi, je dois souhaiter mes sympathies à cette personne, ou encore j’ai besoin d’un café, à plus tard. Ma mère et Julien étaient assis avec la veuve et parlaient de la fois où Henri était tombé dans le champ d’épuration la première année après la construction de la maison. J’embrassai ma mère et lui dit que je devais absolument quitter, que j’avais rendez-vous avec mon cordonnier (elle comprenait mon langage codé). Julien me serra la main en me disant à la prochaine, mais il me détestait : je lui rappelais trop mon père.

En entrant dans ma voiture, libéré, je m’empressai de mettre dans le lecteur le dernier album de Melody Gardot, mais lorsque je vins pour appuyer sur l’accélérateur, toc toc toc dans ma fenêtre. C’était Audrée, la fille du meilleur ami d’Henri, Audrée que j’avais tripotée, à l’âge de seize ans, sous la terrasse chez ma tante, Audrée qui m’avait alors léché les couilles en riant, entre une brouette et des râteaux, alors que son père faisait cuire de l’agneau sur le grill, juste au dessus. Audrée l’esthéticienne, l’ex-danseuse, Audrée aux lèvres généreuses, Audrée que mes amis voulaient tous baiser quand on était ados. J’abaissai ma fenêtre électrique. Sa tête cachait le soleil, mais était tout aussi éblouissante.

- Angélus! Ça fait un sacré bout de temps!
- En effet, ça fait un bail! Tu viens d’arriver?
- Ouais, je ne pouvais pas quitter le salon avant midi.
- Je m’en allais. J’ai horreur des sandwichs secs au jambon et j’ai une faim de loup.
- Awww. C’est dommage… Je n’ai pas dîné, moi non plus. T’as vu mon père là-dedans?
- Oui, il est avec ta mère, il boit du rhum and coke. Il était bien content de me voir.
- T’es seul, Angélus? Toujours célibataire?
- Toujours, oui. Et toi?

Elle me montra sa bague.

- Eh, dis, tu me donnes un instant? Je vais aller souhaiter mes sympathies, et si tu veux, on pourrait casser la croûte ensemble?
- Comment refuser? Je vais t’attendre ici, si ça ne te dérange pas.
- Donne-moi dix minutes.

Je la regardai dandiner ses fesses jusqu’à la porte de la salle. Je descendis mon siège, montai le volume de la musique et je fermai les yeux. Je me rappelai alors la fois où j’étais allé au club de danseuses pour la fête de l’un de mes amis – elle m’avait amené de force dans le lounge VIP, avait frotté ses bottes de cuir entre mes cuisses, s’était penchée vers moi, avait libéré ses sublimes seins, s’était écrasée sur moi, m’avait demandé de lui ôté ce qu’il lui restait de linge et m’avait dit ça ne te coûtera pas cher ce soir, mon loup, et tu vas avoir ce que je ne savais pas t’offrir il y a quatre ans sous le balcon, t’es chanceux en crisse, tu sais ça? Poudrée jusqu’aux oreilles, elle avait fait des miracles avec sa langue pendant une chanson de Mariah Carey.

Elle revint à ma voiture, me sortant de mes rêveries.

- J’ai finalement dit à mon père que j’avais d’autres rendez-vous cet après-midi. J’ai horreur des réceptions du genre.
- Allons-y alors, j’ai faim.
Elle entra dans la voiture.
- Alors, Audrée, comme ça t’es mariée?
- Oui! Ça fait deux ans. Un mec du Saguenay que j’ai rencontré à Cuba.
- Tu as faim pour quoi?
- N’importe quoi, des fruits de mer, peut-être?

Nous mangeâmes un repas d’huîtres dans un restaurant ordinaire. Elle me raconta les détails de sa vie d’esthéticienne, de femme mariée, je lui racontais mes histoires de bureau, de célibataire endurci. Les silences ramenaient à l’esprit nos souvenirs de luxure, ravivaient une tension insupportable. Nous nous racontâmes quelques anecdotes farfelues au sujet d’Henri, terminâmes le dîner dans la bonne humeur, puis je payai l’addition et la ramenai à sa voiture, à l’église.

- Ça m’a fait plaisir de te revoir Angélus…
- Moi aussi. Tu es toujours aussi agréable, toujours aussi belle. A la prochaine.
- Merci pour le dîner.

Elle quitta ma voiture, entra dans la sienne et je quittai le stationnement. En route vers chez moi, je me rendis compte qu’elle avait laissé sur le siège du passager un bout de papier avec son numéro de téléphone portable avec la trace rosée de ses lèvres. Je me mordis la babine, écrasai le bout de papier dans mon poing, abaissai ma fenêtre et le fit voler au-dessus de l’autoroute. Puis, je me remémorai qu’une semaine après avoir sodomisé Audrée dans la chambre de l’hôte d’un party, elle m’avait appelé en me disant qu’un mec qu’elle avait baisé trois mois plus tôt lui avait refilé une chlamydia, que je devais illico aller voir un médecin pour un dépistage. J’avais été infecté, je l’avais rappelée, hors de moi, pour injustement la culpabiliser, et c’était la dernière fois qu’on s’était parlés avant ce jour. Par le rétroviseur, je vis le bout de papier tourbillonner dans le vortex provoqué par les voitures.

Merci Henri. Merci car grâce à toi, j’ai pu rencontrer la fille de ton meilleur ami. Grâce à toi, je me suis envoyé en l’air avec la fille la plus hot du village. Et merci, parce que c’était juste une chlamydia, ça aurait pu être pire, j’aurais pu partir avant toi.

Henri était mort du sida.

14 commentaires:

  1. Merveilleux. Pour faire dans la redondance.

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  2. Écoute, je payerais pour lire tes livres si tu les publiais... et je les paierais cher ;)

    Bisous

    Jo

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  3. Comique, j'ai véçu une expérience similaire avec un cousin.. ;) Mais lui il était pas danseur hehe!

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  4. Drôlement bien ficelé pour en arriver à une conclusion rempli de morale. Bravo.

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  5. Si tu baisses aussi bien que tu écris ...

    (je m'arrête là)

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  6. L'invitation est lancée !
    Même personne, autre nom.

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  7. C'est tellement bon te lire...encore!
    Signé, un fantasme!

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  8. Tapageur: :)

    Chiquita: Je dirai ça à un éventuel éditeur. "Vendez cher!" :P

    Alexandra: Un dîner de fruits de mer avec un cousin?

    julie: Ouais. Va falloir que je ressorte mes cornes.

    Cannelle: Avec de la crème ou du lait?

    Rouge: Je me sens privilégié! Un verre à l'ouverture de votre site VIP.

    Magnolia: Je promets de récidiver.

    a+ les poussins

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  9. Soda: Je réalise que je vous ai oubliée dans ma dernière réponse... Quant à établir un parallèle entre écriture et aptitudes au lit, faudrait demander à d'autres qu'à moi...

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  10. Tu sais, ton blogue ferait un stidcriss de bon recueil de nouvelles.

    Je redondonne, je sais...

    :)

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  11. L'Adu: Vous croyez? On verra, dans quelques mois, ce qu'en diront les éditeurs, ces redoutables pharisiens...

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  12. Suffit d'un hipocrite, tartufe. Qui se laissera, tout comme moi séduire et se bercer par l'éclat de tes nouvelles, cher artiste.

    Il en existe, ne crait pas.

    J'admire ton courage, d'en faire le pas.

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