mardi 29 septembre 2009

L'homme-objet

Je me faisais bercer par le mouvement inégal de l’autobus incité par le chaos des rues, cherchais l’image d’un voisin dans les réflexions des fenêtres coulissantes (je tenais à connaître le titre de son livre – finalement c’était un truc de Michael Connelly) et j’avais l’esprit irrigué dans un maelstrom de contemplations devant les 24 préludes et fugues de Chostakovitch. Nous traversâmes le pont Alexandra, du Québec vers l’Ontario, et comme à chaque jour, la vue de la colline parlementaire parvint à me séduire. Sous la pluie, comme cela, on aurait dit un Glasgow tout frais, tout fringant.

Deux touristes asiatiques entrèrent dans l’autobus, appareil-photo miniature en main, captant des images de l’intérieur de cet autobus si banal qu’il aurait passé inaperçu n’importe où, même en plein centre d’une banquise à la dérive. Elles s’amusaient avec un rien, puis, comme nous étions elles et moi seuls dans ce bus, excepté le milliardième lecteur de Connelly et une fonctionnaire malheureuse depuis toujours, elles arrêtèrent leur regard sur moi, figèrent et pouffèrent. Je haussai les épaules en voulant dire j’ai rien fait moi, rien de drôle, en tout cas, à moins que vous soyez télépathes et ayez capté ma pensée de vous en train de me flasher vos petits pruneaux de seins chinois? Elles s’échangeaient des phrases indéchiffrables, je me détestais de ne pas avoir cultivé le polyglottisme plus sérieusement dès l’âge où je perdais mon temps à apprendre les capitales de tous les pays (incluant Bujumbura, capitale de l’illustre nation burundaise – vous savez, ils jouent très bien le tambour là bas). Je me sentais ridicule à essayer de comparer leur cantonnais aux vingt mots d’espagnol que je connaissais. J’aurais voulu que ce soit simple, pouvoir juste ouvrir la bouche, baragouiner un ching chang chong, et me faire comprendre (ching chang chong en langue angélusienne se traduit par vous levez vos chandails?).

Quoiqu’il en soit, je pris mon trou, retournai à mes pensées et à Chostakovitch, jusqu’à ce que ces deux garces me pointent en plein dessus leurs appareils-photos plus minces que leurs serviettes sanitaires. Sous cette pluie inattendue de flashes (ceux qui émettent de la lumière), j’eus le réflexe naturel de lever ma main en signe de protestation, de dire non non non mesdemoiselles, s’il-vous-plaît, je vous en prie en riant du nez. Puis je leur exposai des sourires exagérés, tout en dents et en joues. Elles captèrent mon malaise, que je rendais le plus transculturel possible, et y réagirent comme on aurait réagit devant un chien qui refuse de donner la papatte, sans les nonos. J’étais sensé être le caucasien de service qui continue à rêver comme si leurs flashes ne me défonçaient pas la rétine. Elles se retournèrent enfin en rigolant et en se disant so cuuuute (Hello Kitty, je te maudis). Je les aurais empoignées par les lulus et les auraient assommées crâne contre crâne.

Enfin, ce pénible périple venait à sa conclusion, je tirai sur la corde, boink, arrêt demandé, et je m’enfuis hors du bus, lui faisant dos pour éviter les lentilles affamées de ces flagorneuses de touristes. Je devais me rendre trois rues plus loin, dans cet édifice à logements, où Marie-Pier m’attendait avec un « projet intéressant ». Elle disait que ça n’impliquerait pas grand chose de ma part, mais qu’il était essentiel que je participe, sinon elle serait fourrée. Je me demandais bien comment, surtout avec ce sinon, je pouvais me motiver à participer, mais comme Marie-Pier était une amie de longue date, connue au collège privé et qu’entre l’âge de quatorze et dix-huit ans j’avais tripoté au moins quatre de ses amies, je lui devais bien d’au moins aller voir ce qu’elle avait en tête.

Toc toc toc.

- Ah ! Angé ! Enfin tu arrives !
- Quoi, je suis en retard, moi ? Allez, bisous.
- Je suis vraiment contente que t’aies pris tout l’après-midi.
- Je vais devoir récupérer ma voiture avant 18h dans le stationnement du bureau, sinon ils vont l’embarrer là et tu vas devoir me garder à coucher.
- Huh, huh. In your dreams.

Marie-Pier était lesbienne depuis toujours, à mon grand dam, mais était célibataire depuis des années et j’espérais encore connement un revirement de situation. Elle avait étudié en arts visuels, avait travaillé pour Radio-Canada et effectuaient des contrats ici et là, se retrouvait pendant des mois sans emploi et pendant ces glorieux mois, elle produisait des quantités astronomiques d’œuvres sur toile, de sculptures farfelues, de montages inénarrables.

- Bon, Lulusse (elle me trouvait mille noms affectueux les plus horribles les uns que les autres), mets ces jeans-là, et ce t-shirt, aussi.
- Quoi ?
- Ouep, mets ça. Je veux que tu sois mon modèle. Je veux peindre quelque chose et j’ai besoin de ton corps.
- Oh, Marie !

Angélus, c’était ta journée mâle-objet. Oui, ce jour là, tu aurais pu te partir un webshow et mordre des dildos toute la journée, tu te serais senti de la même manière.

- J’y gagne quoi, moi, Marie-Pier ? Hey, c’est endormant, rien faire, poser, faire la statue.
- Tu liras un bouquin en même temps. Je te sers du mousseux et je vais mettre le disque que tu voudras, tant que tu te places sur le sofa et que tu ne bouges pas trop. Je te présenterai… euh... une amie bisexuelle.
- Pfff.
- Enweille donc.

On ne résiste pas à Marie-Pier, son mousseux et ses supplications raffinées. En tout cas pas moi. Je pris place sur le sofa, à la chaleur de ses projecteurs, dans ses jeans usés, dans son t-shirt ajusté et délavé, qu’elle avait achetés dans une friperie.

- Fait juste… déboutonner le jeans. J’ai besoin de voir ton pelvis poindre sous ta peau.

Je soupirai, mais je relevai un peu le chandail, descendis le jeans, un peu pour lui montrer ce qu’elle avait « besoin » de voir.

- Ok, c’est parfait, crisse t’es beau.
- Hm. Hm. Peins, au lieu de te transformer en hétéro.
- Si j’étais hétéro, j’te croquerais tout rond.
- Si j’étais lesbien, j’te lubrifierais avec ta peinture à l’huile.

Deux heures plus tard, je n’arrivais plus à lire, mes paupières tombaient comme des gouttes; j’étais bougrement confortable, me serais abandonné au sommeil, mais Marie-Pier m’annonça qu’elle avait terminé son œuvre, qu’elle n’avait plus besoin de moi, mais qu’elle m’invitait à souper quand même.

- Je dois récupérer ma voiture.
- Oh, allez, reste. Je vais nous faire du thaï.
- Marie… ma voiture… je ne pourrai même pas aller me changer pour demain.
- Garde les jeans et le t-shirt !
- Ça serait chic, hein, durant ma présentation, devant des dirigeants en cravate !
- Personne ne va se rendre compte que tu mets le même linge, demain, voyons.
- Bon, ok, mais tu invites ton amie bi, et on se roule dans ta peinture après le souper.
- Niaiseux.
- J’espère que t’as de la bonne sauce au poisson.

Elle était, je crois, meilleure chef qu’artiste. Il me semble qu’elle avait exagéré beaucoup trop les angles de mon os iliaque, mais comme c’était elle l’artiste, je n’en dis pas un mot : les artistes de la trempe de keuf keuf Marie-Pier font ce qu’ils veulent. Nous, exégètes frivoles, ne savons pas de quoi nous parlons. Il me fallait ce jour là n’être autre chose qu’un ustensile. Et, en l’occurrence, un tube digestif – son repas fut délicieux.

Nous passâmes la nuit couchés en cuillère dans son grand lit, comme il nous était arrivé occasionnellement dans les quinze dernières années. Il me fallait parfois penser à des tracteurs, à des balles de foin ou à du stock d’hockey nauséabond pour ne pas lui bander entre les fesses, mais je finissais par m’abandonner au seul plaisir de cette affection sincère, qui ne finirait pas dans la sueur, le sperme et le désenchantement mais dans la continuité d’une amitié sans ambigüité, sinon celle étouffée par mes jackstraps imaginés.

13 commentaires:

  1. Pas toujours facile de la retenir des fois...!
    Mais bon, ca en vaut la chandelle pour garder une belle amitié!

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  2. C'est si beau qu'on veut y croire. :)

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  3. Very well done

    Très belle plume

    Pas chiant avec le sexe comme 98% de la blogosphère

    fait partie du happy few

    je linke

    -buko

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  4. :) Les filles qui flashent sur "toi" : segment amusant !

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  5. Tu tentes ta chance dans la pub touristique toi aussi? N'insinue pas de telles fantasmes aux étrangers, les touristes (asiatiques) en ville ne nous flash que de leur caméra ;)

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  6. Magnolia: Je ne saurais pas mieux dire!

    Buko: Chiant... avec le sexe? ;) Merci pour les bons mots, etc.

    Geneviève: Peut-être qu'elles faisaient de la télépathie pour vrai, mais qu'elles ont interprété "flash" à leur manière. ;)

    Julie: La pub touristique? Nah. Penez-vous que ce serait possible que je me retrouve sur un panneau géant à Osaka? :S

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  7. Belle histoire. J'ai un couple d'amis gays que j'adore rejoindre le matin après avoir dormi sur leur sofa.. Je vais me blottir entre leur deux corps nus dans leur lit et on se colle.. Ça me remplie totalement d'affection.. Un beau moment d'amitié.

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  8. Je pourrais te nommer des dizaines de blogs qui parlent de sexe et qui sont chiants. Très chiants. Mais je suis beaucoup trop PR (pas vraiment) pour le faire. Sans être pudique (au contraire), lorsque je remarque qu'un blog est un peu plus osé, je /facepalm. Dans ton cas, c'est bien écrit, et pas chiant! Voilà. T'es dans le happy few, imo.

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  9. Alexandra: Merci d'être venue pointer votre visage ici. :P La chaleur humaine, c'est si bon.

    Buko: Je crois que je vois ce que vous voulez dire. Allez, à bientôt, et merci.

    Lya: J'inspire la pitié, hein? :)

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  10. Teeeeeeellement. C'est hallucinant. ;o)

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  11. ah tu Chostakovitch toi? Tout s'explique alors...
    ^ ^

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  12. J'envie l'audace des touristes nipon/es, faudra que je m'y mette ;)

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