lundi 17 août 2009

Les Damnés

C’est un bar minable sur une rue minable dans une ville minable, entre une pizzeria et un salon de tatouage - minable. Dans quelques heures, le bar se transformera pour quelques-uns en temple sacré où s’opérera la plus grande des magies.

J’arrive tôt, il est dix-sept heures, et pour l’instant, les seuls clients sont des retraités, ou en tout cas, ils sont à la veille de l’être. Je branche les amplis, les guitares, le clavier, je visse les cymbales. La serveuse du 5 à 7 vient me voir. Elle a un visage jeune et fougueux, des fesses bien enveloppées dans ses shorts en jeans, un sourire naïf. Elle m’apporte tel que demandé un Glenlivet sans glace avec un regard qui en dit long sur ce qu’elle me ferait, s’en retourne sur la terrasse.

Tests de son. Je me positionne à divers endroits, je fais des signes avec le pouce; plus fort, moins fort. Kick kick kick, snare, snare, hat. Le propriétaire n’en peut plus. Il dit aux gars du band de se la fermer, que les clients du 5 à 7 ont droit à un peu de calme. On se querelle, à peine poliment. Quand le proprio lâche prise, on se moque de lui dans son dos.

Je suis assis sur un banc, en écoutant les musiciens se réchauffer. Une dame, dans la soixantaine, vient me demander: "Ça sonne comme quoi, le show, ce soir? Metallica, Guns N'Roses?" "Comme rien que vous pourriez tolérer plus de cinq secondes, madame." Elle est saoule, et quand les musiciens testent leur instrument, elle fredonne la guitare de "Smoke on the Water" en tapant d'une main sur sa cuisse, mettant sans subtilité l'autre sur ma cuisse. Je me dégage aussitôt, je regarde un ami et je lui fais un sourire pincé qui veut clairement dire "hostie de fatiguante".

Après avoir mangé dans le plus petit Mike’s du monde, retour au bar, ce temple au dieu du Misérabilisme. Un pichet. Puis un autre, en attendant. Un type se faufile derrière le bar, et chuchote à la serveuse. Il a de vieilles mèches qui furent rouges mais étaient maintenant roses. Son visage est orné de métal en quelques endroits. Sa laideur est exemplaire. Il sort un flacon de pilules, retire avec son pouce le bouchon, le tapote sur sa main, en soutire deux comprimés puis les glisse dans la poche de la serveuse.

Peu à peu le bar se remplit. Ils ont entre seize et quarante ans. Ils sont habillés sombrement, ils sourient avec modération, se commandent des grosses Ex. L’un d’eux n’a pas de chandail, porte avec fierté un chapeau de cowboy de piètre qualité, des verres fumées passées de mode, il sourit avec défiance, avec mépris. Un autre porte un chandail sur lequel on peut lire « I fucked and killed your girlfriend ». Une fille s’est accoutrée de cuir reluisant et s’est fait des tresses qui descendent comme deux serpents près de ses seins.

De la fumée envahit le bar. Le band va bientôt apparaître. The Ceremony is about to begin, c’est Jim Morrison qui disait ça. Pendant un instant, on ne perçoit que des lueurs rouges, bleues, vertes. De l’orgue. Une voix annonce la démission de Dieu et l’annihilation de son agneau. Puis, les quatre musiciens sortent de nulle part, empoignent leurs instruments. Ils portent des habits funéraires troués, sales, maculés de ketchup; ils ont le visage enduit de pigment blanchâtre, les yeux et la bouche noircis, les dents pourries. « Nous sommes Les Damnés pis on sort de la terre! ». Le carnage s’ensuit. Des cris impossibles, des regards maladifs, un ouragan de son déchire la ville minable et dévoile l’Abysse.

Le cowboy et quelques acolytes se déchaînent, devant les morts-vivants en colère. Ils font de grands gestes, se dépossèdent de leur propre esprit et s’agitent de plus en plus frénétiquement. Le cowboy ne s’arrête que pour engloutir un demi-litre de bière à la fois. « Excusez-nous si y’a des erreurs, on est enterré depuis 10 ans. La prochaine toune s’appelle L’éveil brutal du mal ».
En adoration, les apôtres de ce culte temporaire s’agenouillent, lève les mains vers les guitares, font tourner leur tignasse comme des éoliennes sensées produire une énergie invisible, pourtant palpable. Ils tournent en rond, se bousculant, parfois violemment, ferment les yeux, rugissent. En périphérie, des spectateurs se tiennent fermement, un pied devant l’autre, et repoussent dans la tempête de viande humaine ceux qui s’en écartent par maladresse. Vers l’arrière du bar, les clients sont immobiles, hypnotisés, paralysés par ce flux sonore qui entre dans l’oreille, se rend au cerveau et se saisit de tout espace. « Y’en as-tu qui ont déjà rêvés qu’ils étaient morts? Ben moé j’tais mort pour de vrai ». Le maquillage du chanteur dégoulinait sur sa guitare. Lorsque sa bouche ouvrait, des filaments d’un mélange salive-peinture donnaient l’impression que son visage était en train de fondre.

Le cowboy et un autre apôtre sont maintenant au sol, fusionnés tels deux roulés suisses à la chaleur, par je ne sais trop quelle circonstance. Ils se relèvent, puis se laissent tomber, faisant d’eux des hybrides Hulk Hogan-Lestat le Vampire-Johnny Knoxville. Une fille a déchiré sa camisole et ses seins nus changent de couleurs avec les projecteurs, ballotent dans le chaos des fréquences, magnétisant les regards.

Dernière toune. « La cérémonie tire à sa fin. On retourne sous terre! ». Ils électrisent à nouveau toutes les ondes du « temple ». Les adorations se poursuivent, atteignant leur apogée. Saoulés de distorsion et de bière, leur transe les amène à se plier le corps en deux et à se le déplier à une vitesse prodigieuse. Lorsque la guitare et la basse laisse tout l’espace musical au clavier, les adorateurs s’étirent, lèvent les bras au ciel, font exploser leurs chakras un par un. Puis, au retour en force des cordes, ils replongent dans une sombre danse, à la recherche de leur âme qui flotte quelque part dans les lueurs multicolores.

Les musiciens déposent leurs instruments et quittent immédiatement la scène, le bar, la ville; ils retournent "sous terre". Le silence. Le retour du grand vide : le cowboy retrouve sa personne, prend conscience de son mal de cœur, son mal d’âme, la fille cherche à se couvrir les seins, l’un se découvre une douleur à l’épaule et l’autre essuie le sang qui coule d’une égratignure à la poitrine. Eux aussi disparaissent, dans la cour arrière du bar, à l’arrière d’un camion où ils vont à l’écart expier leur infamie.

Je débranche les pédales, les amplis, je roule les câbles. Je me commande un sixième Glenlivet. J’écoute les commentaires émaner naturellement des témoins. « C’est qui ces malades là? ».

Vers quatre heures du matin, me voilà sur la charmante terrasse arrière d’un semi-détaché d’un quartier respectable d’une banlieue de Montréal, grillant un petit joint de fin de veillée. Des jolis pots de fleur, une fontaine, un spa, deux chats, un char de l’année. A l’entrée, une carte d’identité de fonctionnaire, un album-photo du dernier voyage au Maroc, un avis aux abonnés du Châtelaine, un portable sur la recharge. Dans la laveuse frontale, un costume de mort-vivant tourne, tourne, tourne et me rappelle les cheveux des adulateurs qui tournaient, tournaient, tournaient et qui maintenant dorment, dorment, dorment comme des enfants.

All the pigs are all lined up
I give you all that you want
Take the skin and peel it back
Now doesn’t that make you feel better?
The pigs have won tonight
Now they can all sleep soundly
And everything is all right

-Trent Reznor, “March of the Pigs”

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