vendredi 11 mars 2011

La pleine lune de l'apprenti

Il était rare que le village soit aussi bondé de gens qu’en la semaine du festival de la guitare qui se déroulait fin juin, et qui attirait des quatre coins de la province apprentis, amateurs et pros en plus des jeunes, des curieux et des touristes. Pendant quatre soirs, le concert des coyotes, des criquets et des hiboux était enterré par celui des guitares électriques, des batteries et des basses. Ma mère se révoltait et répétait chaque année : « Pourquoi, pour l’amour du Christ, faut-il qu’ils choisissent notre village pour leur party du diable! Pas moyen de dormir! Richard, il va falloir que tu en parles au conseil, là, ça n’a pas de bon sens ». Elle m’interdisait de m’approcher de ces messagers du diable, de ces âmes perdues qui venaient corrompre les bonnes gens. Mais depuis mes seize ans, avec la complicité de mon père, et sous le prétexte d’aller passer la nuit chez mon ami Hugo, j’échappais à la censure maternelle, plongeais dans le stupre et allais me faire crever les tympans devant ces haut-parleurs annonciateurs de l’apocalypse.

Hugo et moi buvions de grandes gorgées de rye qui nous chauffait l’esprit autant que le corps, et nous nous faufilions jusqu’au devant de la scène, coincés entre des types aux cheveux longs qui jouaient de la air guitar. Là, toutes inhibitions tombaient et nous nous sentions soudainement invincibles. Les notes cognaient, glissaient, perçaient, flattaient. Je vibrais de tout mon corps avec tant de verve que mon âme semblait déchirer les parois de ma peau et s’envoler à quelques mètres au dessus de la foule. Elles s’emparaient de ma conscience et pendant de longues minutes, j’oubliais la scène, la spectateurs, Hugo, mes parents, ma sœur, j’oubliais tout; j’étais dans un univers autre, un univers plus réel, plus coloré. Je flottais si loin dans les limbes de mon esprit que lorsque le guitariste terminait son numéro, il fallait qu’Hugo me secouasse pour me sortir de ma torpeur,. « T’as entendu ça, Hugo? Celui-là il sait jouer! C’est incroyable, on dirait qu’il joue toujours la note parfaite! » Hugo répondait en me pointant du doigt une brunette qui portait des shorts courts. « Ça c’est une note parfaite, mon vieux! »

Cette année là, la deuxième où je pus déjouer ma mère et aller au festival, nous allions, après le spectacle, camper près de la rivière, sur le terrain de la tante d’Hugo, à quelques minutes de marche de la scène. Il faisait chaud et la nuit était sombre; la lune n’était qu’en quartier. Son cousin Louis-Paul, notre ainé de trois ans (il devait avoir vingt ans) nous avait accompagné et avait amené sa guitare. Nous avions englouti toute une bouteille de rye et nous titubions joyeusement jusqu’à nos tentes, les oreilles encore engourdies. Nous allumèrent maladroitement un feu de camp et nous fumèrent des cigarettes en se racontant des niaiseries. Nous fantasmions à voix haute sur les filles du village. « Y’a un de mes amis qui a vu la petite Tanya en train crosser le gros Didier dans la grange abandonnée. Si elle accepte de crosser un gros laid de même, elle accepterait surement de sucer des beaux gars comme nous autres! ». Louis-Paul aimait toujours en rajouter. « Tous en même temps! »

Je brûlais d’envie d’essayer de jouer avec la guitare de Louis-Paul et, comme je ne cessais de fixer le coffre, il le devina et m’invita à l’essayer. Je n’avais jamais tenu un instrument, à l’exception d’un harmonica. Eut-on placé entre mes mains un nourrisson, je ne me serais pas senti moins maladroit! J’arrivais à faire résonner trois cordes sur six. Les trois autres grinçaient et produisaient un bzzzzz agaçant qui m’attirait les huées d’Hugo. Louis-Paul plaçait mes doigts sur le manche. « Vas-y ». Rapidement, je retins cinq accords. Une heure plus tard, malgré la douleur aux doigts, je les enchainais sans trop de mal, arrivant une fois sur deux à produire une harmonie bien définie. Louis-Paul sortit une bouteille de irish whiskey, mais j’étais si concentré sur l’instrument, que je refusais de prendre ne serait-ce qu’une seconde pour en boire une gorgée. « Hé, sais-tu que t’es pas pire pantoute, mon JS! » J’étais fier. Il me semblait que ma tentative de jouer Hey Jude n’était pas un échec lamentable; au contraire, Hugo et Louis-Paul se mirent à en chanter les couplets!

En fait, mon interprétation se vit être un succès puisqu’elle parvint à attirer deux filles à notre campement. Elles arrivèrent par le bord de la rivière, visiblement un peu saoules. L’une était d’une beauté épique. J’arrêtai de jouer net.

« Hey boys! We heard the guitar and we thought we’d come and join the party! Gosh! We expected a lot more people. You sounded like you were 15!»

« No, no! Don’t stop playing! »

Nous ne comprenions pas un mot d’anglais.

« Welcome, welcome les girls. Come party. Un peu de whiskey? C’est quoi vos noms? ».

Hugo me faisait des yeux ébahis, comme s’il croyait rêver. Moi, avec la guitare entre les mains, je restais calme comme un arbre, mais n’osais rien dire. Louis-Paul s’était transformé en animal. Il dévorait des yeux la belle américaine.

La plus jolie, Debbie, était la fille de l’un des techniciens en tournée avec John McLaughlin. L’autre, Joanna, c’était son amie. « This is only the second show, but we’re going to spend the whole summer on tour with my dad. It’s so awesome, we’re gonna visit the four corners of good ol’ America! » Hugo se mit à jaser plus intimement avec la grassouillette; Louis-Paul offrit un massage à Debbie. Me sentant un peu à l’écart, j’écrasai mes doigts sur le manche de la guitare, et avec mes doigts, je fis résonner doucement les cordes, replongeant dans l’hypnotisme de leurs vibrations. « C’est bon, ça, JS, continue comme ça, doux doux, les filles vont aimer ça… Non mais on est pas chanceux? » me dit Louis-Paul, sachant pertinemment que les filles ne décodaient pas ses paroles.

« Shall we go in your tent, Hugo? I’m a bit cold. »

Il devait pourtant faire encore vingt degrés. Mais l’argument persuada Hugo; ils disparurent aussitôt derrière la fermeture éclair de la tente qui, nous nous en rendîmes bientôt compte, isolait mieux la chaleur que les sons. J’étais inconfortable. Je tentais de me concentrer à produire des arpèges – et j’y arrivais plutôt bien! J’avais ça dans le sang!

Bientôt, Louis-Paul invita Debbie à aller s’étendre dans la tente. Elle accepta. Je ressentis une certaine jalousie, mais me repliai sur les cordes de la guitare. Hypnotisé par le kaléidoscope des braises, je glissais mes doigts endoloris sur le manche, de plus en plus habile, osant même m’imaginer sur scène, avec à mes pieds des milliers de jolies filles comme Debbie.

Ah! Debbie. Pourquoi Louis-Paul et pas moi? Louis-Paul était plus vieux. Moins timide. Je l’enviais. J’eus soudain l’envie de mettre sa guitare au feu et de m’en aller en courant. J’imaginais ses beaux petits seins, ses cuisses, et le reste. Sa respiration dans mon cou. La douceur de ses lèvres. Sa main, ses cheveux.

Elle sortit soudainement de la tente, l’air insultée. Elle flanqua un coup de pied dans le sac de couchage avant de refermer la fermeture éclair de la tente. « Dork! » Elle se retourna, tassa du doigt une mèche de cheveux et me fit un sourire craquant.

« You stopped playing? »

« Tu veux que je joue? »

Elle ne répondit rien. Le feu moribond projetait des ombres irrationnelles sur son visage de fée.

« Fire’s dead. Just like your friend. »

« Ya. Trop saoul? »

« Drank too much. »

Elle ajouta une buche dans le feu.

« So. How long have you been playing? »

« Deux heures, maybe. »

« Two hours? You’re pretty damn good for a noob! A few years and you’re gonna be on stage! »

Nous nous comprenions que partiellement. Tout ce que j’avais envie de lui dire, c’est qu’elle était belle.

« Play something for me? »

J’essayai de produire les plus belles harmonies, tentant de retrouver des accords qui plus tôt m’avaient envoutés. Mais j’étais encore maladroit. Les grincements réapparurent. Bzzzz. Grrzzzz.

« Sorry, not too good. »

« Doesn’t matter. Go on. »

Je pris une grande inspiration et tentai à nouveau de faire résonner les plus belles notes qui soient. Je voulais qu’elle entende comment je la trouvais splendide. Bzzzz. Grrzzzz. Rien à faire. Je m’impatientai. Je fis résonner toutes les cordes, à vide. Un grand coup furieux.

« Hey what’s up? »

« Je ne peux pas vraiment jouer », dis-je, « mais Debbie… you’re so beautiful. »

« Aww. That’s sweet. Thank you. »

Elle s’approcha de moi. Je crus qu’elle allait m’embrasser. Je respirai les arômes du paradis. Et celui de l’alcool. Elle posa ses lèvres sur ma joue, au carrefour de mes lèvres, puis se dégagea rapidement et se leva.

« Gotta go. Do you mind telling Joanna I went back at the camper? »

« No. » Les criquets. Elle s’en allait? Après un seul petit baiser?

« Ok, Romeo. Thanks for playing. Oh : Add me to your Facebook? Debbie Richards. »

« Ok. Bye beautiful Debbie. »

Elle ricana, tourna le dos, et disparut près de la rivière.

Quand je posai la guitare dans le coffre, je remarquai qu’elle partageait les courbes d’un corps de femme. Où sont les cordes du corps d’une femme, comment faire vibrer cet instrument fabuleux? Si mes doigts se promenaient naturellement sur le manche d’une guitare, sauraient-ils découvrir avec autant d’aisance les mystères de la chair? Cette fois, me dis-je, je n’avais ni la complicité de mon père, ni les instructions de Louis-Paul… Je devais oser par moi-même. Je levai les yeux au ciel et perdit pendant quelques secondes mon regard dans le croissant de lune. Comme frappé par la foudre, je me mis à courir comme un lutin. Je longeai la rivière, désespéré, hors d’haleine, maladroit, encore un peu saoul.

« Debbie! »

Elle était accroupie près de la rivière. Elle s’envoyait de l’eau dans le visage.

« Hey what are you doing here? »

Je ne répondis pas. J’ôtai me chemise.

« What are you doing? »

J’ôtai mes pantalons, puis mes bas. Je pris ma course et sautai dans la rivière.

« Come on! »

« Water’s too cold, silly! »

« Come on! It’s good! No cold! »

Je sortis de l’eau, trempé. Je pris sa main. Dans mon meilleur anglais je lui dis : « If you want fun, follow me. » Elle ôta ses bas, ôta son chandail, puis sa brassière, me révélant des petits seins blancs et rouges qui mirent feu à mon âme comme au cœur du soleil. Il fallait me rafraîchir.

« Un, deux, trois, GO! »

Après s’être éclaboussés, après avoir lutté, après nos quelques courses, nous nous étions embrassés, sous l’eau, puis sous le quartier de la lune. Elle mordillait ma lèvre. Je serrais son cou. Elle écrasait ses ongles dans mon dos.

Puis, en silence, calmes comme le ciel, nous dérivions à la surface de la rivière, fixant le croissant de lune. Nous nous tenions par la main, en silence.

« Have you ever had sex? »

« No. »

« Why not? »

« You not here! »

Elle ricana.

« If you want to have fun, follow me. »

Elle disparut sous l’eau. Je fus traversé de frissons. Elle sortit de la rivière et tordit ses cheveux. Puis, elle ôta ses shorts et me les lança au visage. Elle retira sa petite culotte. Je nageai pour la rejoindre, et sur la berge, nos corps nus firent une musique que mille guitares n’auraient su égaler.

Et jusqu’au matin, la lune pour moi fut pleine.

Debbie disparut le lendemain matin avec Joanna. Pendant l’été, je travaillai d’arrache-pied et à l’automne, je pris toutes mes économies et m’achetai une guitare que ma mère refusa de voir entrer dans la maison. Je pratiquais de longues heures dans l’atelier de mon père. J’espérais secrètement, sans espoir, voir la porte s’ouvrir et apercevoir à nouveau miss Richards s’approcher. Et chaque fois que je rangeais ma guitare dans son coffre, je contemplais pendant un moment sa forme féminine et me rappelais les hanches de ma première conquête. Puis, je partais en courant, enthousiaste, prêt à apprivoiser la terre entière.




11 commentaires:

  1. Ça m'a manqué de te lire!
    Très beau texte, touchant.
    Dis donc, facebook existait déjà?
    God that makes me feel sooooo old! ;)

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  2. Bonjour, V.

    Ça m'a manqué de me faire lire, j'imagine! Vous êtes une fidèle lectrice, à ce que je vois. Je ne m'attendais plus à ce que personne ne vienne ici, errer dans mon désert.

    Ah, mais qui vous dit que cette histoire n'a pas eu lieu l'an dernier? ;)

    Il y aura d'autres histoires; j'ai un (genre de) bouilli dans ma marmite.

    Merci d'être passée.

    R.

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  3. Quelle belle histoire formidablement bien racontée ! On s'y croit vraiment :)
    s.h.

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  4. Bonjour, M. Haton,

    Merci d'être passé dans mon crackhouse. Vous reviendrez prendre une puff.

    R.

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  5. Je repasserai volontiers... mais je ne fume plus :)
    s.h.

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  6. Salut mec. Qu'est-ce qui se passe, t'écris plus? Ou t'écris ailleurs? La putain de vie t'as ramassé dans le détour, ou quoi? Merde, je viens de temps en temps voir ce qui se passe ici : rien, nothing, nada, blogue moribond, c'est triste. J'appréciais vraiment ta plume, moi. C'était un des mes blogues préférés.

    Anyway. Je sais même pas si tu repasses ici des fois, ou si t'as carrément abandonné les lieux...

    Mon nom te dis rien, mais tu te souviens peut-être de Tattoo, qui écrivait sur Le repaire des solitudes? (Le pornographomane, à l'origine). Ben c'est moé. J'ai un nouveau site, je te l'annonce, à tout hasard, si ça peut t'intéresser. Right here:

    http://journaldeborddunbateauivre.blogspot.com/

    C'est moins sulfureux qu'avant, mais je me force encore le cul pour publier des textes qui le bottent.

    Faque c'est ça, l'invitation est lancée. Pis si t'as un autre blogue ou que t'écris n'importe où ailleurs, fais-moi donc signe, s'il te plaît... Je te l'ai déjà dit et je vais te le redire, sans basse flagornerie, tes textes publiés ici sont sans aucun doute parmi les meilleurs que j'ai lu dans la blogosfourre, pis j'en ai lu quand même pas mal.

    Auf wiedersehen!

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  7. Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blogue.

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  8. Le nouveau stock se trouve sur la Défriche. Y'en a pas beaucoup. Mais y'en a. :)

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  9. Un texte charmant et bien écrit. Authentique.

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