dimanche 12 septembre 2010

Libérer le trésor

Mon père voulait nous emmener voir un terrain, près d’une route principale, face à la rivière, situé un peu en hauteur. Pour y accéder, il fallait emprunter un petit chemin de gravier qui grimpait le petit escarpement dans une demie ellipse imparfaite prenant racine au bord de la route, longeant l’épaulement du terrain jusqu’en son sommet.

Quand je le visitai pour la première fois, l’espace était à l’abandon. Une maison centenaire tenait encore, par je ne sais trop quel miracle, à côté d’une vieille grange de bois ratatiné. L’herbe était haute, et nous devions tasser les fleurs de bardane pour faire notre chemin. Une dizaine de carcasses de vieilles voitures rouillaient en silence, entre les herbes. Nous entrâmes dans la maison par le trou laissé par un mur qui s’était effondré. Un escalier incomplet menait au deuxième étage, dont le plancher évoquait un casse-tête inachevé. Des haillons poussiéreux pendaient encore dans la garde-robe.

Les ruines baignaient dans une atmosphère sordide de misère, sinon de malédiction, amplifiée par l’odeur de pisse qui envahissait l’air. Comme j’étais enfant, la maison me laissa une forte impression; un mélange de stupéfaction, de peur, et de curiosité que je savais impossible à combler. Qui avait pu vivre ici? Pourquoi avoir abandonné la maison? On me raconta, des années plus tard, qu’un réseau de trafiquants de pièces de voitures volées avait jadis fait ses affaires sur ce terrain. Surement l’avait-on démantelé, et les bandits avaient été emprisonnés…

Mon père avait manifesté l’intention d’acheter l’endroit, et je me demandais ce qui pouvait autant le motiver, hormis la vue sur la rivière. Je craignais que cela ne se réalise mais ne dévoilai rien de mes objections.

Tout près de la maison, se tenait une grange qui avait à peine mieux survécu au passage des ans. Mon père m’y conduit, curieux, tout comme moi, de voir ce qui s’y trouvait. En y entrant, mes craintes se dissipèrent soudainement en traversant le nuage de poussière que souleva l’immense porte en s’ouvrant. J’eus l’impression de faire un saut dans le temps.

Il y avait un vieux pneu de tracteur craquelé, des bouteilles de bière vides, une chaine, et une multitude d’autres objets sans intérêt. Mais tout près du mur, au fond, mon père trouva un petit trésor. « Viens voir, vieux loup. » Sur le plancher, on avait abandonné là une caisse remplie de vieux trente-trois tours. « Papa, on dirait de la musique de cowboy. » Il s’agissait d’une collection de chanteurs country, probablement tous tombés dans l’oubli. Mon père pris une pochette, en sortit le disque, prit son élan et fit voler le disque comme un frisbee. Il éclata en comme un feu d’artifice sur le mur de bois. Sur le coup, je fus étonné, presque insulté pour les cowboys, mais ce sentiment fit place à l’amusement lorsqu’il me remit l’un des disques et m’invita à faire de même. Je l’envoyai voler dans les airs de toutes mes forces, et j’éprouvai une vive fierté à voir les morceaux s’éparpiller sur le plancher de ciment. Si, au départ, c’était le plaisir bête de détruire pour détruire qui me fit cet effet, au fur et à mesure que nous faisions éclater ces vinyles en ricanant, j’eus ensuite l’impression de libérer ces cowboys, cette musique emprisonnée dans le plastique, de mettre un terme à ces années poussiéreuses d’immobilisme et d’oubli. Enfin, après des décennies, quelqu’un était venu et avait conjuré leur sort. J’étais soudainement devenu un héros qui par sa puissance, faisait voler la musique prisonnière et la redonnait à l’éther. J’imaginais les sons qui, libérés de leur support, pouvaient maintenant résonner de nouveau; les cowboys qui pouvaient désormais reprendre la selle et disparaître à l’horizon, entre les cactus.

Nous fîmes éclater tous les disques et l’émotion s’estompa. Puis, je ressentis une certaine mélancolie à voir les fragments disséminés dans la vieille grange. « Allons-y, fiston ».

Un après-midi, alors que j’étais à l’école, ma mère dispersa de l’essence dans les ruines de la vieille maison et de la grange et y lança des allumettes. Les bâtiments s’effondrèrent dans un brasier immense attirant les pompiers de la ville, qui ne manquèrent pas de gronder ma mère, sous le regard amusé de mon père. Elle s’en tira sans accusation de pyromanie, ce qui me surprend encore à ce jour. Mes parents firent bâtir, sur le terrain, une maison canadienne blanche, à la toiture verte. Ils couvrirent le terrain de pelouse. Ils plantèrent des rosiers, un bouleau, quelques sapins. Ils aménagèrent ma chambre à l’étage, à mon grand bonheur, car j’eus accès à l’un des pignons, d’où je pouvais braquer mon télescope vers les étoiles. Je passai une bonne partie de mon enfance et de mon adolescence au sommet de cet escarpement qui donnait sur la rivière, dans cette maison bâtie par-dessus ces souvenirs.

À quelques mètres du bord du garage, là où il n’y avait pas de gazon, mais encore de l’herbe haute et de la bardane, se trouvaient encore les fondations de la vieille grange. Le plancher de ciment subsistait toujours, transpercé par la végétation. J’allais y jouer régulièrement, courant après les couleuvres, abattant les plantes d’un bout de bois, comme pour préserver quelques années de plus ce qui restait de la grange. Tous les printemps, quand la neige fondait, je me faisais un réel plaisir à redécouvrir ces ruines. Mais chaque fois, je me souvenais les cowboys et leur musique, je revoyais éclater le vinyle, et je revivais un peu l’émotion particulière que j’avais ressentie la première fois que j’avais mis le pied sur ce terrain.

1 commentaire:

  1. Quel grand plaisir que de retrouver un nouveau texte ici. On en prendrait toujours plus, cher Robein.

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