jeudi 26 novembre 2009

Le maître des marionnettes

La vie est trop simple dans un seul corps, vraiment. Je m’imagine être une sorte de maître des marionnettes et posséder plusieurs vies, les incarner à volonté, et zwwwip, m’extirper de l’ennui de l’un pour régler les problèmes de l’autre, passer du mec qui doit expliquer sa gaffe à son patron au mec qui doit, le pauvre, arbitrer un match de volley-ball de plage féminin. Puisqu’il est non souhaitable de vivre pour toujours (j’ai déjà essayé, ça craint, croyez-moi), ne pourrait-il pas y avoir au moins la solution de rechange – celle d’expérimenter plusieurs karmas simultanément? Comme c’est moche de ne pouvoir à la fois d’une part connaître la volupté corruptrice de l’extrême richesse et d’autre part la rudesse frétillante de la pauvreté, de la misère à s’en chier dessus. De ne pas pouvoir à la fois être la proie et le prédateur, de ne pas pouvoir à la fois décocher la flèche et la sentir nous déchirer muscles et artères. J’aurais plusieurs marionnettes, et de toutes les couleurs, oui, je cumulerais des vies, les chérirais, les maudirais peut-être, aussi, par moments, mais une chose est sure, j’en aurais une si vaste collection, qu’en une seule vie, j’aurais goûté à un concentré d’existence humaine et nulle âme millénaire ne saurait se revendiquer d’avoir connu davantage.

Je serais Mario, coach de hockey, marié à Suzette depuis vingt-cinq ans, ignorant comme un vilebrequin, mais un maître pédagogue de son sport. Je gagnerais des tournois anonymes à Fort-Coulonge ou à St-Marc des Carrières. Je conduirais un pick-up Ford que j’astiquerais avec toutes sortes de produits nocifs pour l’environnement. Un jour, je reviendrais d’un tournoi plus tôt que prévu, l’équipe éliminée dès la première ronde, et je retrouverais Suzette la tête enfouie sous la robe de Guylaine (un prénom parfaitement lesbien) en train de lui laver la chatte de sa langue. Mes genoux lâcheraient, je m’effondrerais, en échappant un aaaah! de désespoir poussé du fond du ventre. Zwwwip!

Je serais Charlène, danseuse érotique, dix-neuf ans, belle comme une cerise, conne comme une tourtière mais ferme comme une buche. Je repérerais un soir un mec désespéré, je lui dirais, first dance is free, honey, come with me. Je lui écraserais un sein en pleine bouche et j’essayerais de lui faire bouffer tout entier jusqu’à ce qu’un peu de bave lui coule sur le menton. Je dirais fuck it, fuck the rules, let me suck your cock, sexy, et je le ferais venir sur ma langue, sortie et toute aussi raide que son boyau d’arrosage, au milieu d’un sourire à la Ronald McDonald. Zwwwip hip hip!

Hourra! Je serais un pêcheur indien, partirais le matin au lever du soleil, je ramènerais assez de poisson, le soir, pour nourrir une famille de huit enfants, et je m’endormirais en lisant les Upanishads à la lueur d’une lampe à l’huile. J’aurais les ongles noircis par le labeur, un sens de l’odorat aiguisé. Un de mes enfants se ferait bouffer par un léopard et on organiserait une chasse sans précédent. Nous abattrions enfin l’animal assassin et organiserions une grande fête. Du lait de vache? तुम पागल हो!

Je serais un général dans un pays d’Afrique, un véritable enfoiré de cinglé, et j’ordonnerais des massacres ethniques : ces petites sous-tribus infâmes qui souillent le territoire et ne reconnaissent pas ma suprématie n’en mèneraient pas large! Je finirais dans une prison au Gabon où on me ferait subir des atrocités merveilleuses, créatives et méritées.

J’aurais presque tout oublié, le nom même de mon fils, mon âge, oublié comment pisser droit, comment me faire un grilled-cheese. Tout ce dont je me souviendrais, oui, c’est la belle Germaine. Germaine que j’avais connue à la patinoire locale alors que nous avions treize ans. Germaine et sa robe fleurie. Ses mitaines à four. Son verre de St-Raphaël. Germaine et moi dansant seuls dans notre salon pour notre cinquantième anniversaire de mariage. Elle viendrait tous les jours à la même heure et prendrait mon visage entre ses vieux doigts rabougris, et plongerait son regard dans le mien et me dirait je t’aime. Puis je mouillerais mon pantalon.

Je serais recteur d’une faculté de philosophie. J’aurais une maison dans le meilleur quartier de la ville et j’organiserais des soirées intellectuelles où les meilleurs cerveaux, l’élite que j’aurais en partie créée, prononceraient de grandiloquents discours sur la place du philosophe en société, sur l’identité, ou sur la phénoménologie herméneutique de Paul Ricœur. Éventuellement, les étudiantes se transformeraient en ménades, et nous exploserions nos chairs dans une bacchanale sublime, supernovae au milieu de la nuit noire.

J’en aurais, des vies, des expériences, oh oui, et je n’hésiterais pas à en prendre, des risques. Je flamberais des payes dans des casinos de Vegas ou, plus intelligemment, je jouerais à la Bourse, plus humainement, j’inviterais des clochards à souper pour Noël et, plus cruellement, je kidnapperais des enfants.

J’ai une conscience qui cogne aux fenêtres de ma perception et ne cesse de crier : putain, laisse-moi vivre autre chose, laisse-moi habiter Seattle, Kuala Lumpur, Moscou; laisse-moi engloutir un litre de vodka tous les jours avec du chlordiazépoxide et des puffs de diméthyltriptamine; fais-moi bouffer du cerveau de singe, du chat ou même de l’humain; pourquoi t’essaierais pas, juste une fois, de baiser un mec? de virer une brosse au Jägermeister dans mon bureau? de braquer une banque déguisé en Spider-Man?

Vivre une seule vie à la fois, voilà mon calvaire.

Je suis né pour être maître de marionnettes.

5 commentaires:

  1. Eh bien, chapeau bas, mon vieux! Tu exprimes ici avec force verve ce désir que je connais trop, ce désir d'abattre les cloisons de mon individualité pour me délecter des vertiges de l'altérité. Avec un peu d'imagination et/ou certaines drogues, on peut s'illusionner et croire qu'on y arrive, mais non, non: ce n'est pas tout à fait ça.

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  2. C'est pas justement pour ça qu'on écrit? Ou à cause de... Je sais pas trop finalement.

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  3. Un magnifique texte très bien écrit et qui exprime avec justesse ce désir qui nous habite probablement tous de vouloir être tout à la fois.

    Je trouve ce passage particulièrement jouissif : « Je serais Mario, coach de hockey, marié à Suzette depuis vingt-cinq ans, ignorant comme un vilebrequin, mais un maître pédagogue de son sport. » Il y a là un univers d'une tristesse insondable en une seule phrase.

    Bravo.

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  4. La vie, c'est comme un eqalizer de char: c'est toi qui regle les pitons pour entendrent des sons nouveaux!

    C'est juste que tu n'es pas assez artiste ou te ne te ne vas pas au bout de ta créativité.

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