samedi 29 août 2009

La bonne monture (suite)

J'arrivai à l'heure convenue. Jennifer me salua; elle semblait excitée, comme si elle eut exagéré avec la caféine. Elle chercha avec une nervosité à peine camouflée mes lunettes, imprima ma facture, me fit payer mes dûs. Puis, elle demanda:

- Vous... avez toujours besoin d'aide pour vos verres fumés?
- C'est sûr, sinon je serais venu plus tôt.
- Nous fermons dans quelques minutes, tu me donneras quelques minutes?

Elle me tutoyait maintenant. J'attendis à l'extérieur de la lunetterie, dans le centre d'achat propre à cet édifice à bureaux, dont les heures d'ouverture concordaient aux horaires des travailleurs en cravate. Elle apparut par derrière, ayant sorti par une porte réservée aux employés. Je me retournai, souris, et lui offris d'aller d'abord prendre un verre et manger. J'avais en tête un restaurant situé un peu à l'extérieur de la ville, au milieu d'arbres et au pied d'une montagne, et qui figurait parmi les meilleurs établissements de la région dans tous les guides touristiques.

Elle fut toute impressionnée par l'Audi que je conduisais et me demanda mille questions à ce sujet, auxquelles je ne savais répondre - grand ignorant du monde de l'automobile. Elle me questionna ensuite sur mon boulot, sur mon lieu de résidence, à quoi je répondis sans donner les détails ennuyants.

- Je peux changer le poste de ta radio?

Cette question ôta presque tout le pouvoir que son petit cul aurait pu exercer sur moi. La radio était éteinte comme toujours et je faisais jouer Art Blakey's Jazz Messengers avec Thelonious Monk, un classique personnel et un classique tout court. Mesdames, on ne demande pas à un mec de changer sa musique, surtout pas pour la remplacer par un odieux poste de radio où on nous pollue le canal auditif de pubs de nettoyeur de tapis.

Elle exposa ensuite sa passion pour les cheveaux. Sa tante avait un ranch et elle passait le plus clair de son temps libre à les brosser, à les monter et à, je ne sais trop, peut-être fantasmer dessus. Je dois immédiatement aviser le lecteur que j'ai un certain dégoût pour la race chevaline, ayant dans ma jeunesse entretenu une relation avec une fille qui aurait probablement préféré s'incarner en jument. On m'entraînait contre mon gré dans des compétitions équestres, me faisait pelleter leurs excréments tout de suite après le souper. Aussi, mes parents s'étaient pendant quelques années enflammés pour cette passion qualifiable d'archaïque, un peu comme la chasse au fusil à poudre. L'une de ces bêtes couardes avait propulsé ma mère au sol comme une vulgaire poche de fumier, et la pauvre s'était retrouvée pendant des semaines avec des lésions visibles au visage et son lot de douleurs musculaires. Je dis à Jennifer que je préférais le cheval dans mon assiette que sous mes couilles, ce qui eut un effet monstre, et j'eus l'impression qu'elle se cramponnait à la portière de ma voiture, comme si elle espérait être éjectée de son siège.

Comme il fallait impérativement changer le ton de cette sortie, avant que nous nous fracassions dans un mur, je lui demandai si elle était toujours aux études. Elle me répondit que oui, qu'elle en était à sa troisième année de géologie. Elle me demanda si j'étais moi-même aux études et lui répondit que je complétais à temps partiel une maîtrise payée par mon employeur.

Nous mangêames d'excellents mets, mais ma compagne ne sembla pas apprécier outre-mesure. Elle aurait préféré des pâtes alfredo à sa tajine d'agneau aux figues. Nous nous rendîmes rapidement, tous deux, à l'évidence que nos personnalités différaient du petit orteil jusqu'à la moëlle épinière.

- Écoute, Jennifer, tu vas me trouver très direct, mais je ne crois pas que tu auras de difficulté à établir avec moi le concensus que nos caractères sont à peu près diamétralement opposés.

Elle réagit à cette affirmation en riant, en s'essuyant la bouche avec sa serviette, puis en répondant:

- Ça me semble évident... Mais là tu me mets mal à l'aise.
- Désolé, tu préfères que je te ramène?
- Et tes lunettes de soleil?
- J'en ai déjà, crains pas.

Sur le chemin du retour, la tension descendue, nous nous entendîmes pour écouter Jean Leloup, nous argumentâmes en rigolant sur la consommation de viande chevaline, et arrivés à son appartemment, nous nous dîmes adieu, merci pour les lunettes, merci pour le repas. J'aperçus sur son visage un sourire de léger dépit alors qu'elle refermait la portière.

6 commentaires:

  1. belle découverte que ce blog. Je reviendrai

    RépondreEffacer
  2. V: Salut, enchanté que tu sois passée par ici et que ça ta plaise. Tu te gênes pas, hein.

    Le pornographomane: Bah. J'ai connu plus désolant.

    RépondreEffacer
  3. Moi, je te félicite! Disons que les hommes qui ont assez de couilles pour dire exactement ce qu'il en est lors d'une première rencontre sont assez rares. La plupart des gens font semblant d'avoir eu une bonne soirée tout en se disant pourtant : Next!

    C'est bien quelqu'un qui a des couilles! :)


    Oh, et je ne sais pas si c'était prévu, mais j'aime bien le jeu de mots avec monture!

    RépondreEffacer
  4. De deux choses l'une: soit je me suis mal exprimé, soit tu m'as mal compris. Ou y'aurait fallu que j'appuie davantage mon ironie? Bon ben tiens, une couple de points de suspension devraient faire l'affaire: !!!!!!!!!!!!! Tu vas en avoir en réserve.

    ;)

    RépondreEffacer
  5. La chèvre qui bitch: Salut à toi et bienvenue dans ce bouillon de poulet pour l'âme du pêcheur avec des drôles d'épices dedans. ;)

    Le prono: Ok, ok, je t'ai mal compris. Merci pour les points d'exclamation, je pourrai en utiliser la prochaine fois que je douterai des sarcasmes. ;o) a+ mec

    RépondreEffacer